Balado

Pensons santé : Lutter contre l’épuisement professionnel en médecine

18 mars 2021 AMC

Médecin, éducatrice et auteure du récent livre We Are All Perfectly Fine, la D^re Jillian Horton parle de son combat contre l’épuisement professionnel et des façons dont la culture médicale laisse tomber médecins et apprenants.

« Nous sommes en marge de la société, du moins à ce stade. La médecine nous change, nous fait adopter un langage que seuls nos pairs arrivent à décoder. De fil en aiguille, la médecine dicte nos émotions et les neutralise dès qu’elles risquent de prendre le dessus. » – D^re Jillian Horton

La D^re Jillian Horton est interniste, éducatrice primée, auteure et experte en santé des médecins. Pourtant, comme plus du quart des médecins, elle a souffert d’un grave épuisement professionnel. Son nouveau livre We Are All Perfectly Fine fait la chronique de son cheminement pour remonter la pente.

Dans cet épisode, l’auteure discute ouvertement avec la D^re Caroline Gérin-Lajoie des thèmes traités dans son livre : les failles du système qui façonne la profession, les facteurs de stress et les traumatismes souvent tus qui mènent nombre de médecins à l’épuisement professionnel, et sa quête personnelle pour retrouver la joie et redonner un sens à sa pratique de la médecine.

Cet épisode est offert en anglais seulement.

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Lutter contre l’épuisement professionnel en médecine

D^re Caroline Gérin‑Lajoie : Bienvenue à Pensons santé, un balado sur le bien-être des médecins et la culture médicale. Je suis votre hôte, la D^re Caroline Gérin‑Lajoie. Après un an de pandémie, on entend beaucoup parler d’épuisement professionnel dans le domaine de la santé.

Pour la D^re Jillian Horton, le combat a commencé il y a un bon moment déjà. Épuisée par la culture médicale et insatisfaite de sa situation, elle rêvaitde redonner un sens à cette profession qu’elle avait tant aimée.

Dans son dernier livre, We Are All Perfectly Fine (tout le monde va très bien), elle nous livre un récit du chemin personnel qu’elle a parcouru pour surmonter l’épuisement professionnel et explique en quoi la culture médicale fait du tort aux médecins et aux apprenants. Bonjour, Jillian, et bienvenue parmi nous.

D^re Jillian Horton : Bonjour Caroline, et merci. Je suis très heureuse d’être ici avec vous.

D^re Gérin‑Lajoie : Tout d’abord, félicitations pour votre livre. J’ai adoré, et je dois dire que votre sincérité concernant votre vie et vos combats professionnels m’a profondément touchée.

Certains passages m’ont fait rire aux éclats, et certains autres m’ont émue aux larmes. Pouvez-vous nous dire pour quelle raison vous avez décidé d’écrire ce livre?

D^re Horton : À bien y penser, je suppose que j’avais quelques raisons de me lancer. Tout d’abord, d’aussi loin que je me souvienne, j’ai toujours eu envie d’écrire, en parallèle avec mon intérêt pour la médecine.

J’ai toujours senti, en mon for intérieur, que j’allais vouloir un jour m’investir sérieusement dans l’écriture. J’ai écrit pas mal pendant mes études de baccalauréat et de maîtrise.

J’ai trouvé ça très gratifiant. C’était ma première raison d’écrire, ce besoin d’expression artistique. Deuxièmement, je ressentais le besoin de parler de mes expériences. Je pense particulièrement à mon vécu personnel : comme vous le savez pour avoir lu le livre, ma famille a toujours occupé une place centrale dans ma vie.

Je pense à mon enfance, ayant grandi auprès d’un frère malade, mais aussi d’une sœur dont j’étais très proche et qui avait une tumeur au cerveau, puis à nos interactions prolongées avec le système de santé, dont beaucoup qui se sont révélées éprouvantes et frustrantes.

Ces deux aspects de ma vie sont intimement liés, d’abord l’artiste en moi, cette partie de mon être qui n’avait d’autre envie que de devenir auteure, puis l’histoire de ma sœur et de tant d’autres personnes qui m’ont interpellée. Voilà les deux principales raisons qui m’ont poussée dans cette voie et qui ont mené à la publication de ce livre.

D^re Gérin‑Lajoie : Vous avez étudié la littérature pendant vos études de premier cycle à l’université et pensiez continuer dans ce domaine. Puis, vous avez changé d’idée et bifurqué vers la médecine. Pouvez-vous nous en dire un peu plus sur les raisons qui ont motivé ce choix?

D^re Horton : Le choix n’a pas été facile. Il s’agit sans doute de l’un des tournants les plus importants de ma vie. Je crois que ma décision était, encore une fois, en lien avec ma sœur. J’avais l’impression que toutes les épreuves que ma famille avait traversées, et dont j’avais été témoin, devaient servir à quelque chose. Quelque part en moi, je ne pouvais accepter que toute cette expérience que j’avais acquise et ma capacité de comprendre les personnes touchées par la maladie, des aptitudes dont j’avais pu observer l’importance chez les médecins, ou leur absence chez certains, allaient être gaspillées.

L’idée que les expériences que j’avais vécues au sein de notre famille resteraient toujours en moi, qu’il me fallait en tirer parti pour rétablir en quelque sorte l’équilibre, ne me quittait plus. Peut-être était-ce une façon de dédramatiser, de trouver un sens à cette épreuve.

D^re Gérin‑Lajoie : Au début du livre, vous parlez de la douleur que vous avez ressentie à vos débuts en médecine, du sentiment que tout vous atteignait. Puis un jour, plus rien. Vous écrivez que c’était un signal d’alarme, mais que vous ne l’avez pas reconnu. Pourquoi était-ce un signal d’alarme pour vous?

D^re Horton : L’un des symptômes de l’épuisement professionnel dont on entend souvent parler est la dépersonnalisation. C’est ainsi que ça s’est manifesté chez moi. De toute ma carrière, je n’ai jamais éprouvé de sentiment de détachement à l’égard des patients ni eu l’impression d’être déconnectée d’eux.

En ce qui me concerne, l’épuisement professionnel s’est manifesté davantage comme un… – détachement n’est peut-être même pas le mot juste – je dirais une sorte d’indifférence envers moi-même. C’est ainsi que j’ai commencé à me sentir dès le début de ma formation, en particulier pendant ma résidence.

J’aurais tout donné à mes patients. Je leur étais dévouée, corps et âme. Vous comprendrez pourquoi, connaissant mon passé. Ça faisait partie intégrante de mon identité.

Je ne pouvais me faire à l’idée de faire partie d’un système qui contribuait à amplifier les blessures émotionnelles que faisaient trop souvent subir aux patients les médecins par manque de compassion. Je ne ressentais pas cette contrainte envers moi-même, pour ce qui est de répondre à mes propres besoins émotionnels, à mes besoins physiques même, à faire en sorte d’aller mieux. Voilà où je veux en venir dans cette partie du livre dont vous parlez.

D^re Gérin‑Lajoie : Avec le recul, Jillian, qu’auriez-vous fait de différent si vous aviez su reconnaître ce signal d’alarme?

D^re Horton : C’est une excellente question! Je ne suis même pas certaine de pouvoir y répondre. Ce qui me touche aujourd’hui, c’est l’une des raisons qui font que je suis capable de voir ma vie et mes réactions émotionnelles sous un angle différent. Bon, l’âge y est pour quelque chose. Il y a aussi la compassion envers soi qui vient, souhaitons-le, avec l’âge.

Il y a aussi l’acquisition de compétences différentes. C’est peut-être ça la bonne réponse. Quand j’avais… Si, il y a 20 ans, j’avais pu avoir ce genre de discussion régulièrement avec des collègues, des professeurs, des mentors ou des amis, des discussions plus franches, non pas axées sur le rendement personnel, mais plutôt sur l’efficacité du système, de l’équipe, de la culture de la médecine…

Peut-être que, dans ce contexte, j’aurais pu gérer la situation autrement. Comme bien des médecins, mes plus grandes qualités en tant que médecin peuvent en quelque sorte constituer de grands handicaps. Quand quelque chose vous tient à cœur, cette chose devient votre raison d’être en tant que médecin.

Pour bien des gens, ce sera la maladie dans la famille, le décès d’un parent, un parent atteint d’une maladie grave ou une expérience de formation qui les aura amenés dans cette voie. C’est souvent ce qui fait de vous un être exceptionnel, mais vulnérable aussi.

Quand je regarde en arrière, toutes sortes d’exemples me reviennent à l’esprit. Pour m’aider à reconnaître le signal d’alarme, il aurait fallu que je puisse en parler, et que ce soit admis dans la culture de la formation, qui était bien différente, comme vous le savez, il y a 20 ans. Je tiens à ajouter quelque chose que je considère comme très important.

J’ai eu des professeurs exceptionnels, capables de compassion et d’une intelligence émotionnelle supérieure. J’ai eu la chance d’être accompagnée par la crème de la crème tout au long de mon parcours, mais la culture étant ce qu’elle était, vous le savez comme moi, nous ne parlions pas de ces choses-là.

J’ai toujours trouvé ça un peu dommage. C’est ce qui m’a encouragée, je crois, à créer un espace différent pour les apprenants, particulièrement quand j’étais vice-doyenne.

D^re Gérin‑Lajoie : Vous évoquez parfaitement ce concept de responsabilité partagée en matière d’instauration d’environnements plus sains. Il ne s’agit pas seulement d’individus, de conscience de soi et de compassion envers soi.

Il s’agit surtout de la culture dans laquelle nous sommes formés, nous travaillons et nous vivons, pour ainsi dire. Merci d’en avoir parlé, Jillian. Dans votre livre, lorsque vous parlez de votre formation médicale, vous en parlez comme d’une prison. Pouvez-vous nous dire pourquoi vous avez fait cette analogie?

D^re Horton : Après avoir longuement réfléchi à la question ces dernières années, j’ai réalisé qu’au cours d’une des périodes les plus importantes où se forge notre identité en tant qu’adultes, nous entamons nos études de médecine. Nous passons énormément de temps à étudier dans toutes sortes de programmes et beaucoup, beaucoup d’heures à l’université, à côtoyer les mêmes gens, quitte à sacrifier nos heures de sommeil. Nous nous laissons totalement immerger, absorber et initier dans cette culture.

Cette phase dure tellement longtemps que, lorsque nous en émergeons, nos familles, nos amis qui ont choisi d’autres professions ou carrières sont rendus complètement ailleurs, et nous, nous ne sommes plus tout à fait les mêmes personnes qu’auparavant.

C’est ainsi que l’analogie de la prison m’est venue à l’esprit. Une fois dehors, vous réalisez que vous êtes beaucoup plus à l’aise en compagnie d’autres médecins, d’autres fournisseurs de soins de santé.

Parfois, mon époux me dit même que nous ne parlons de rien d’autre que de médecine entre nous, sans même nous en rendre compte.

Me voici donc, n’est-ce pas, une personne au parcours typique et aux champs d’intérêt variés, mais dont le cercle d’amis a fini par être constitué presque exclusivement de médecins, car où est-ce que je passe le plus clair de mon temps?

C’est curieux, et je trouve ça triste que, après avoir passé tellement d’années totalement immergés dans l’univers médical, tout ce que nous cherchons à faire, c’est de nous évader, mais nous ne savons pas vraiment comment faire. D’une certaine manière, nous avons oublié comment interagir avec le monde extérieur.

D^re Gérin‑Lajoie : Dans le même ordre d’idées, vous dites dans le livre que de nombreux médecins ne font pas partie de la société ordinaire, et que la médecine enseigne aux médecins un code tout autre. Elle leur dicte leurs émotions. Elle leur dit de quoi parler, à quoi réfléchir, et elle le fait même pour les personnes qui ne sont pas dans le domaine. Pouvez-vous m’en dire un peu plus sur ce que vivent les médecins en exercice?

D^re Horton : Vous me faites penser à une situation vécue récemment avec une personne faisant partie de mon cercle d’amis, qui est médecin. Cette personne avait perdu un proche, et en en discutant avec elle, je n’ai pu m’empêcher de constater qu’elle s’excusait presque d’éprouver du chagrin, de cet événement qui s’était produit dans sa vie, la perte d’un parent. Elle faisait des comparaisons, disant qu’elle voyait des gens perdre leurs parents tous les jours, qu’elle était habituée, que ça faisait partie de son travail.

J’avais presque l’impression qu’elle se sentait obligée de justifier le fait qu’elle était anéantie par la perte d’un être cher. Je trouvais que c’était un parfait exemple. J’ai déjà vu ce genre de comportement.

J’ai déjà observé ce genre de réactions étranges chez moi. J’ai vécu cette expérience récemment. Ce n’était pas la première fois. Il y a quelques semaines, j’ai écrit un article pour le Globe and Mail sur la peine et le deuil que vit le personnel de la santé dans le contexte de la pandémie, et un souvenir datant de l’époque de mes études m’est revenu.

J’étais à la maîtrise, si je me souviens bien, et je faisais un stage optionnel dans le domaine des maladies infectieuses à l’Hôpital pour enfants, ici à Winnipeg.

On m’avait demandé d’examiner un bébé atteint de septicémie. Je suis entrée dans la chambre, et je m’attendais à y trouver la famille, mais il n’y avait que le vide et le silence.

Je me suis dit : « Bon, le bébé n’est pas là », puis j’ai avancé un peu et vu ce bébé minuscule, de six mois, étendu dans une couchette, qui me fixait, apathique.

Ça m’avait saisie, et je me souviens très bien d’avoir pris le bébé dans mes bras, de l’avoir câliné, de m’être assise dans le fauteuil berçant et de lui avoir parlé, d’avoir essayé de l’examiner pour finalement le remettre au lit, sachant que mon précepteur m’attendait.

J’ai posé le bébé, il s’est mis à sangloter, puis à pleurer dans sa couchette comme je m’éloignais… J’étais misérable.

Puis, après avoir rédigé l’ébauche de mon article, je l’ai montrée à mon époux, qui a été bouleversé. Il m’a dit : « Quelle histoire atroce! », ce à quoi j’ai répondu : « Ah bon? » C’était une histoire triste, j’en conviens, mais elle ne se situait même pas dans le palmarès des 500 pires histoires d’horreur [rires] qu’il nous a sans doute été donné de voir, vous et moi, au cours de notre formation.

Ça m’a fait réfléchir aussi aux réactions que les gens ont parfois autour de nous. Nous nous souvenons de ce qui s’est passé, mais il nous est impossible de retenir chacun des cas et toutes les répercussions qu’ils ont eues sur nous du point de vue émotionnel.

Curieusement, nous avons parfois besoin de voir les réactions des autres pour réaliser toute la tristesse d’un cas. Il s’agissait en réalité d’une expérience vraiment traumatisante, très triste ou très inhabituelle, qui aurait certes troublé n’importe qui.

Voilà une autre bonne raison, sans doute, pour laquelle les médecins devraient compter plus d’amis non-médecins [rires] et côtoyer plus de gens, car nous avons parfois tendance à perdre cette capacité à nous ramener mutuellement à la réalité que vit le reste du monde.

D^re Gérin‑Lajoie : C’est certainement un bon moyen de garder les pieds sur terre.

D^re Horton : En effet!

D^re Gérin‑Lajoie : Plus tard, vous avez décidé de participer à une retraite de pleine conscience pour les médecins, dont vous parlez dans le livre. Vous dites avoir d’abord été très sceptique. Pourquoi tant de scepticisme, Jillian?

D^re Horton : [rires] Eh bien, je pense que je ressemble beaucoup à la moyenne des médecins pour ce qui est de l’attitude générale à l’égard de la pleine conscience et de toutes les initiatives lancées par les médecins à l’intention des personnes en épuisement professionnel.

Je pensais exactement comme les gens qui me disent aujourd’hui : « Ce n’est pas moi le problème. Vous dites que c’est moi le problème? Ce sont mes compétences, le problème? Le système dans lequel je travaille est totalement impossible. C’est à vous rendre fou. C’est à vous rendre malade. Maintenant, vous voulez que je fonce, que je règle le problème? »

J’ai eu exactement ce même genre de réaction émotionnelle quand on m’a dit que la pleine conscience ou la méditation pourraient m’être utiles. J’en étais offusquée. J’ai eu la même réaction au départ : « Non, mais, laissez-moi tranquille avec ça! »

Comme vous l’avez lu dans le livre, j’ai eu de la chance. Il se trouve que l’un des deux concepteurs du programme était de passage à Winnipeg pour donner un atelier. J’y suis allée. J’ai aimé. Puis, sans trop y penser, j’ai décidé que j’allais essayer.

L’université m’octroyait comme employée un budget pour ce genre de formation, que je n’avais pas utilisé depuis des années.

À l’époque, mon plus jeune enfant n’avait pas encore trois ans. Ça ferait vraiment changement, surtout après les premières années très intenses qui vont avec la maternité. J’ai eu trois enfants, chacun à deux ans et demi d’intervalle, donc après dix ans, c’est le moment où on recommence à peine à penser à soi et à sa carrière.

Tous les astres semblaient s’aligner, alors je me suis lancée, sans attente autre que celle de partir en escapade et de revenir avec de bonnes anecdotes à raconter entre amis, histoire de rire un bon coup. Eh bien, telle était prise celle qui croyait prendre, car il se trouve que cette expérience a carrément changé ma vie.

D^re Gérin‑Lajoie : Changé dans quel sens?

D^re Horton : D’abord, je pense, Caroline, que j’ai baissé la garde. Même si, à la base, je suis une personne très émotive qui aime parler de choses profondes, philosophiques, comme nous en avons discuté au début, je n’avais aucun mal à faire mes recommandations aux autres, mais le moment venu de les mettre moi-même en application, c’était une tout autre histoire. Et pour la première fois, pour en revenir à mon mentor Brandon qui me demandait pourquoi je ne lui avais rien dit, j’ai senti le courage de parler avec mes collègues de tout le poids que je portais en raison de mon impression d’incompétence, d’échec, de mes d’idées absurdes qui relevaient davantage de l’ego ou du sentiment d’impuissance que j’éprouvais là l’époque. Par idées absurdes, je veux dire idées qui avaient un effet démesuré sur moi compte tenu de la situation réelle.

Et je crois que si j’ai pu baisser la garde, c’est grâce aux vertus de la pleine conscience. La pratique de la méditation et de la peine conscience accroît le tonus vagal. Les gens autour de nous qui pratiquent ces activités accroissent aussi leur tonus vagal. Il se produit alors une activation polyvagale, et chacun se sent un peu mieux.

Cette activation physiologique fondamentale procure un sentiment de bien-être et de compassion envers les autres. Soudainement, il devient beaucoup plus facile de parler des vraies choses.

Dans les environnements cliniques où beaucoup d’entre nous travaillent, il n’y a pas vraiment d’activation polyvagale. [rires] Il y a toutes sortes d’activations, mais pas de celles qui nous plongent dans un état de détente, de béatitude, d’ouverture envers les autres. Il ne doit pas y avoir beaucoup de milieux de travail cliniques correspondant à cette description, à dire bien franchement, à quelques exceptions près. Je ne veux pas dire que les relations harmonieuses n’existent pas. C’est plus une question de perception générale, d’atmosphère qui règne.

Ça devient en quelque sorte le cadre non seulement pour l’acquisition des compétences d’autorégulation, mais aussi pour la tenue de discussions fructueuses au sujet de certaines de nos principales sources d’insatisfaction. C’est ce qu’il y a de fantastique aussi dans ce genre de programme, de retraite. Il suffit de se laisser aller.

J’en parlais justement à quelqu’un l’autre jour, et je disais par exemple qu’il n’est pas absolument nécessaire que le groupe soit homogène pour qu’une transformation se produise, sauf qu’entre professionnels, nous n’avons pas à décrire en détail l’impuissance que nous ressentons quand un patient s’éteint devant nous.

Nous n’avons pas à expliquer ce que c’est que de rentrer du travail en espérant qu’un détail ne nous a pas échappé, un détail qui pourrait coûter la vie à un patient, puisque ce sont généralement des expériences qui… Voilà encore les concepts de prison ou d’initiation qui ressortent.

Les gens qui ne vivent pas notre réalité ne la comprennent pas vraiment. C’est pour toutes ces raisons que cette expérience ou ce genre d’expérience transforme profondément la vie des personnes qui y participent. C’est dans ce sens que je dirais que la méditation a changé ma vie.

D^re Gérin‑Lajoie : Avez-vous des exemples de changements qui se sont opérés dans votre façon d’exercer la médecine?

D^re Horton : Oui, un des meilleurs exemples que je pourrais donner concerne une expérience que j’aime bien citer pour faire comprendre aux apprenants ce que la méditation ou la pleine conscience peut leur apporter.

Il s’agit d’une étude que j’ai lue sur les réactions physiologiques des personnes qui méditent et de celles qui ne méditent pas. Dans l’étude, les sujets ont d’abord été exposés par exemple à un bruit très fort ou à un coup de feu, puis on a observé leurs réactions physiologiques. Au départ, les deux groupes réagissaient de la même façon.

Tous les sujets ont eu une poussée de cortisol, une hausse subite de catécholamines et une augmentation de la pression sanguine identiques. Cependant, de façon générale, le retour au calme pour les personnes qui méditaient et pratiquaient la pleine conscience se faisait plus rapidement.

Pour moi, il n’y a pas plus concret comme exemple pour illustrer l’effet que la méditation et la pleine conscience ont eu en temps réel sur ma pratique en contexte clinique.

Disons que je suis à l’hôpital, dans le feu de l’action, et qu’il y a un code bleu, quelqu’un vient me chercher en me disant que son patient n’a plus de pouls, et ainsi de suite. Je me précipite au chevet du patient pour me rendre compte qu’il dort et que tout va bien [rires], ou que ça va vraiment mal.

Ce que je remarque, c’est la rapidité avec laquelle je semble revenir à un état de calme, comparativement à ce qui se passait avant. Dans ce genre de situation, je restais dans un état physiologique réactif pendant une très longue période.

Je réalisais que j’étais tendue. En fait je ne le réalisais même pas, mais je me sentais mal sans vraiment pouvoir dire comment ni pourquoi. Il y a encore des choses qui m’énervent, qui m’irritent, mais je finis par me calmer. C’est ce que je constate depuis que je médite et travaille ma respiration régulièrement.

Ce n’est pas long. Quand je travaille en clinique, je peux méditer quinze minutes entrecoupées dans la journée. Cinq minutes par-ci, sept minutes par-là, trois ici… Je ne m’installe pas pendant une heure, sur le plancher de mon bureau, en posture du lotus.

D’ailleurs, j’ai pris l’habitude de faire des séances de respiration et de méditation guidée quelques minutes le matin, et je remarque, quelques heures plus tard, que je me sens mieux. Voilà un exemple vraiment concret.

J’ai aussi fait d’autres observations. Je remarque que j’ai une meilleure écoute. Et si j’ai une meilleure écoute, c’est en partie parce que j’arrive maintenant mieux à observer ce qui se passe dans mon corps, mon esprit, mes pensées. L’observation… C’est que notre esprit est toujours en train de vagabonder.

Nos pensées vont constamment dans tous les sens, alors il faut les ramener. C’est le travail que j’ai fait au cours des dernières années qui m’a permis d’en prendre conscience.

Je trouve que ça m’a permis de me rapprocher des patients. J’ai toujours considéré que j’avais une bonne écoute. Maintenant, en situation clinique, je trouve que je suis encore plus présente, plus consciente de mes émotions. Si quelque chose m’agace, je me le dis : « Oui, ça m’agace ».

Si j’éprouve un sentiment négatif à l’égard d’un patient, je me l’admets. Je laisse circuler les émotions au lieu d’essayer de les changer ou de les balayer du revers de la main. Il en va de même pour les émotions positives. Sans conteste, il y a plus de joie dans ma vie; je ris plus facilement et je souris plus spontanément.

Je savoure les bonnes choses qui se posent sur mon chemin au cours de la journée, et j’arrive à accueillir avec un petit peu plus de tolérance les moins bonnes choses.

D^re Gérin‑Lajoie : Jillian, les événements décrits dans votre livre ont tous eu lieu avant la pandémie. Depuis le début de la crise, on parle encore plus publiquement du stress que subissent les médecins et les travailleurs de la santé. Croyez-vous que la pandémie entraînera un changement de mentalité concernant l’épuisement professionnel et la culture médicale au sein de notre communauté?

D^re Horton : En un mot, oui. Je pense que nous atteindrons un point de non-retour. Je vois mal comment nous pourrions, des points de vue émotionnel, culturel et même physique, revenir en arrière.

Quand je me tourne vers mon passé, je constate que ce sont souvent les plus grandes épreuves que nous avons vécues, comme je l’ai dit en début d’entretien, qui sont à l’origine de nos plus grandes qualités. Un jour, donc, nous reviendrons sur cette sombre période de l’histoire, où nous aurons vécu beaucoup de traumatismes, de drames, de deuils, et dont nous garderons énormément de tristes souvenirs, et ainsi de suite. Je crois aussi qu’avec le temps, nous pourrons dire que c’est à ce moment-là que nous avons réalisé que nous étions aussi des êtres humains.

Nous ne pouvons plus continuer de repousser nos limites physiologiques, comme nous l’avons toujours fait, nous les médecins. Nous avons besoin de sommeil. Nous avons besoin de repos. Nous avons besoin de nourriture. Nous avons besoin d’environnements de travail sains pour notre santé mentale.

Si nous continuons de faire semblant que nous n’avons pas ces besoins, la réalité va finir par nous rattraper. Nous devons tous, y compris les surspécialités, accepter ce changement, sans quoi nous ne pourrons plus fonctionner.

Graduellement, nous devrons abandonner nos vieilles mentalités. À cause de la pandémie, nous n’aurons plus le choix. Déjà, la profession dans son ensemble n’avait pas beaucoup de réserves. Il va forcément y avoir un changement positif. Aucun d’entre nous n’aurait souhaité que ça se passe ainsi.

Ça s’en venait de toute façon. Nous avancions tranquillement vers ce point de non-retour. Je crois que la pandémie aura pour effet d’exacerber notre besoin urgent de corriger certaines des tares culturelles dont est affligée notre profession.

D^re Gérin‑Lajoie : À ce propos, y a-t-il d’autres changements à apporter à notre culture médicale, selon vous?

D^re Horton : Il y en a énormément. En médecine, nous avons manifestement besoin de plus d’équité, de diversité, d’inclusion de même que davantage de possibilités, pour les groupes visés, de développer un sentiment d’appartenance significatif.

Sur ce plan, la médecine est loin de s’illustrer. En revanche, de nombreuses personnes déploient beaucoup d’efforts à cet égard. Les événements de 2020 ont vraiment précipité notre prise de conscience sur le racisme, le paternalisme et toutes les attitudes discriminatoires se terminant en ‑isme [rires] qui ont défini notre expérience en médecine.

Comme autre changement ou évolution, j’espère que, compte tenu de tout ce dont j’ai été témoin au cours des 20 dernières années, comme médecin du moins, nous allons trouver une façon de préserver notre approche empreinte de compassion, malgré le fait que nous sommes sans cesse sollicités, que nous donnons sans compter.

J’espère que, parallèlement à tous les autres changements qui doivent avoir lieu, nous assisterons à une redéfinition de notre rôle, à un retour vers le concept de service, repensé en fonction de ce que notre profession peut nous apporter sur le plan émotionnel. Bien entendu, ce ne sera pas facile. Nous avons dressé un mur entre nous et nos émotions; ce n’est donc pas étonnant que nous éprouvions ce vide.

Si vous croyez devoir vous tenir loin des patients et réprimer toutes les émotions douloureuses suscitées par leur souffrance et leur mort dans une salle d’isolement, eh bien, jamais vous ne pourrez vous reposer sur le sentiment de ressourcement et de renforcement positif que procurent l’acte de compassion et la gratitude des patients.

Les patients sont si gentils. Ils nous offrent beaucoup d’amour en retour et, honnêtement, je ne sais pas comment on peut exercer ce métier sans. Pour moi, et pour vous aussi sans doute, il s’agit d’un aspect de la pratique.

Certaines personnes ne voient pas l’aspect relationnel de la médecine. Elles peuvent bien détester leur travail. En ce qui me concerne, dans les pires moments, franchement, c’est la partie qui me fait tenir bon.

Je souhaite une redéfinition en profondeur de notre conception du professionnalisme, car nous avons involontairement amené toute une génération d’apprenants à croire que faire preuve de professionnalisme, c’est mettre sa personnalité de côté, se montrer très protocolaire et superficiel avec les gens. C’était certes un mouvement bien intentionné.

Le professionnalisme englobe de nombreux concepts importants, mais bien des gens, selon moi, ont mal saisi quelle était l’intention de la profession derrière ce mouvement.

C’est ce qui a alimenté, sur un plan très personnel, un sentiment de détachement, de déception, de décalage par rapport aux attentes que nous avions en choisissant la médecine. Selon moi, on accorde de plus en plus d’importance à l’aspect relationnel. Nous assistons en quelque sorte à une renaissance.

J’ai bon espoir que nous en entendrons de plus en plus parler dans notre avenir professionnel.

D^re Gérin‑Lajoie : D’après vous, d’où devrait venir le changement?

D^re Horton : Les facteurs organisationnels sont les principaux facteurs de l’épuisement professionnel. Les organisations ont une culture. Mais les organisations sont tout de même des groupes de personnes. Elles sont tout de même la somme de toutes les personnes qui travaillent à l’intérieur de ces systèmes.

Avec le temps, les organisations gagnent en pouvoir. Mais dès lors que nous nous attardons aux éléments que nous pouvons influencer, à la part de contrôle que nous pouvons exercer par notre comportement, nos réactions, notre attitude, il s’amorce un phénomène qui est beaucoup plus difficile à mesurer.

Pour moi, ça veut dire que nous évoluons en tant que personnes, que nous améliorons nos compétences, que nous élargissons nos horizons, et puis, quand nous accédons à des postes de direction, que nous nous attelons à la tâche et changeons une partie des 80 % que représentent les facteurs systémiques et organisationnels.

Les changements individuels sont des outils puissants. Ce ne sont pas les seuls outils, mais il n’en demeure pas moins que ces changements peuvent s’effectuer rapidement par rapport aux changements systémiques. La stratégie que j’ai adoptée consiste à acquérir de nouvelles compétences, à améliorer ma qualité de vie, à gérer ce sur quoi j’ai prise, à transposer ces compétences dans mes différents rôles comme directrice et administratrice et à les enseigner aux autres, en plus de remplir mes tâches normales.

Je pense à mon travail comme directrice associée de mon département, à mon travail dans les dossiers du professionnalisme, de l’équité et de la diversité, et à mon travail en enseignement, en plus de la place que j’occupe depuis des années dans le milieu d’apprentissage et dans le soutien individuel des étudiants.

Ça fait aussi partie du changement systémique. C’est ce travail qui m’a permis de tenir bon malgré l’environnement difficile et d’apporter des changements. Je ne sais pas comment nous pourrions nous attaquer au problème autrement. Selon moi, la seule façon de changer le système, c’est de continuer de travailler au sein du système.

Nous devons construire cet EPI psychologique. À mon avis, c’est la seule formule grâce à laquelle nous pourrons continuer d’y travailler.

D^re Gérin‑Lajoie : Voilà un appel à l’action très inspirant. Jillian, merci beaucoup. Ça a été un véritable plaisir de vous avoir ici. M’inspirant directement de votre livre, je vais maintenant terminer l’entretien en passant directement au nombre 81… Vos lecteurs sauront tout de suite ce que ça signifie. Merci, et bonne chance avec le livre, Jillian.

D^re Horton : Merci pour tout, Caroline, merci!

D^re Gérin‑Lajoie : La D^re Jillian Horton est interniste, baladodiffuseuse et formatrice primée en médecine. Son livre, We Are All Perfectly Fine, est publié par la maison d’édition HarperCollins Canada et en vente en librairie dès maintenant.

Vous écoutiez Pensons santé, un balado sur le bien-être des médecins et la culture médicale, une production de l’Association médicale canadienne, en collaboration avec PodCraft Productions.

Pour en savoir plus sur les ressources, les outils et la recherche mentionnés aujourd’hui, consultez le Carrefour AMC du bien-être de l’AMC à amc.ca.

Les médecins, les apprenants en médecine et la famille immédiate peuvent accéder à des services de counseling et de santé mentale à l’adresse amc.ca/ligne-de-soutien. En cette période particulièrement difficile, je vous encourage à demander de l’aide, quelle que soit la gravité des difficultés que vous devez surmonter.

Ici la D^re Caroline Gérin-Lajoie, qui vous dit à la prochaine!

Transcription par CastingWords