Association médicale canadienne

Par Ghazala Radwi, M.D., FRCPC

La formation médicale tenant compte des traumatismes* (en anglais : « Trauma-Informed Medical Education », ou « TIME ») est un cadre indispensable qui a été proposé récemment par un groupe d’étudiants en médecine et de médecins, et qui concerne les soins cliniques, la conception de programmes de formation et la création d’environnements d’apprentissage. Nous allons nous concentrer ici sur le dernier élément, c’est-à-dire la création d’environnements d’apprentissage tenant compte des traumatismes.

Prenons l’exemple concret, tiré de mon expérience professionnelle, d’une interaction où l’on n’a pas adopté une approche tenant compte des traumatismes. On m’a signalé le cas d’un apprenant, appelons-le Dr T**. Dans son évaluation, on a souligné que le Dr T était « trop sûr de lui » et ne semblait pas prendre en considération les commentaires constructifs qu’on lui faisait dans le cadre de son apprentissage. On a cité de nombreux exemples où le Dr T « adoptait une attitude défensive » ou se désengageait complètement lors des tournées. L’évaluateur a même suggéré que l’apprenant reprenne son stage. J’ai rencontré le Dr T pour connaître sa version des faits. Visiblement ébranlé, il a parlé des interrogations incessantes pendant les tournées devant de grands groupes composés de médecins résidents, de personnel infirmier et, souvent, de patients. Il a expliqué que, dans le ton et le langage corporel de l’évaluateur, il y avait souvent de l’hostilité. Il a aussi mentionné avoir essayé de dire ce qu’il pensait à plusieurs reprises, mais qu’il avait l’impression que l’autre partie s’était fait une idée sur lui dès le début du stage. Il m’a confié que l’évaluation l’avait fait douter profondément de son choix de carrière en médecine, même s’il avait surmonté de nombreux obstacles pour en arriver là. On peut dire qu’il s’agit là d’un cas de réaction traumatique chez un apprenant en médecine.

Qu’est-ce qu’un traumatisme?

Selon le Dr Gabor Maté, médecin canadien spécialisé dans les traumatismes et la toxicomanie, un traumatisme est une blessure psychologique invisible qui persiste après l’événement initial, occasionnant de profondes séquelles émotionnelles, psychologiques, neurobiologiques et physiques. L’événement en question peut être majeur – une maladie grave, le décès d’un être cher ou une agression sexuelle –, mais il peut aussi s’agir d’une série d’événements en apparence plus anodins, mais répétés. Un traumatisme peut aussi revêtir un caractère historique ou intergénérationnel, ou être fondé sur l’oppression (c’est-à-dire la discrimination et la violence à l’égard de groupes minoritaires au sein d’une culture dominante). Ce genre de traumatismes peut avoir des répercussions graves* sur la santé mentale.

La neurobiologie des traumatismes

Selon la théorie polyvagale, qui porte sur la sécurité du point de vue du corps humain et du système nerveux, et le Dr Bessel van der Kolk*, qui a contribué de manière importante aux recherches sur le traumatisme, les souvenirs traumatiques sont inscrits dans le système nerveux autonome sous forme de schémas habituels de réponse aux déclencheurs internes et externes de menace ou de danger. Ces empreintes neurobiologiques perdurent longtemps après l’événement traumatique. Si elles sont déclenchées par la suite, les réponses peuvent provoquer une douleur émotionnelle et des perturbations semblables à celles vécues à l’origine. Nous parlons de schémas subconscients qui forment éventuellement l’assise de mécanismes d’adaptation et de défense pouvant prendre le dessus quand une personne se sent menacée. Le cerveau et le système nerveux autonome privilégient la défense à la cognition. En situation où la survie est en jeu, la capacité à apprendre, à faire preuve de discernement et à comprendre est diminuée.

Revenons au Dr T. Il a reçu des rétroactions devant d’autres personnes; le ton de l’évaluateur pendant les tournées et son choix de mots dans son évaluation ont déclenché une réponse émotionnelle de honte profondément douloureuse et paralysante. La réaction du Dr T ne se voulait pas conflictuelle, mais plutôt un réflexe de survie ancré dans un système nerveux sympathique façonné par l’adversité et activé par un sentiment d’insécurité. Par conséquent, le Dr T n’était pas capable d’apprendre de nouvelles notions et de s’adapter sur le plan neurobiologique. Cette analyse contredit l’idée que l’apprenant était intentionnellement difficile et ne s’investissait pas dans son apprentissage, ou qu’il avait un problème de personnalité ou une quelconque dysfonction sur le plan psychologique.

Pourquoi faut-il tenir compte des traumatismes dans la formation médicale?

Les traumatismes sont omniprésents. L’Étude longitudinale canadienne sur le vieillissement a révélé qu’au Canada, trois adultes sur cinq âgés de 45 à 85 ans ont vécu au moins une expérience négative marquante dans leur enfance. Par ailleurs, 32 % des enfants subissent de la maltraitance, et toutes les formes de maltraitance sont associées à des problèmes de santé mentale, selon une étude d’Afifi et de ses collaborateurs publiée dans le CMAJ.

Une étude publiée dans le British Journal of Psychiatry indique que les épreuves de l’enfance peuvent, à long terme, se traduire par une capacité d’adaptation amoindrie et se cristalliser dans certains schémas comportementaux. Ceux-ci prennent la forme de mécanismes d’adaptation ou de défense appris tout au long de la vie et jugés nécessaires à la survie.

Dans un environnement d’apprentissage en médecine, plusieurs éléments peuvent induire un traumatisme ou déclencher une réponse traumatique préexistante chez les apprenants. Comme le souligne un article paru dans le Journal of Emergency Medicine, en ce qui concerne la gestion des « contre-performances », des « mesures correctives » et des comportements « non professionnels », la culture médicale nourrit la honte. Ce sentiment fait souvent partie intégrante du caractère perturbateur du traumatisme. La honte est une évaluation globale négative et profondément pénible de soi, associée à des sentiments d’impuissance et de dévalorisation. Au sein des systèmes d’apprentissage de la médecine, la discrimination fondée sur la race ou le sexe, le harcèlement sexuel et l’intimidation sont des phénomènes courants, qui contribuent à créer des environnements hostiles, générateurs de traumatismes. L’absence de systèmes de signalement sûrs et les structures de pouvoir en place ne font qu’aggraver la blessure initiale.

De nombreuses personnes ayant vécu des expériences traumatiques, ou vivant avec les séquelles permanentes d’un traumatisme, ont besoin du soutien d’un thérapeute spécialisé. Malheureusement, on a appris aux professionnels de la santé à ne pas demander d’aide, en particulier pour les problèmes psychiatriques. Il en ressort la nécessité de favoriser la création, en médecine, d’environnements d’apprentissage tenant compte des traumatismes pour être plus à même de les gérer.

Comment créer des environnements d’apprentissage tenant compte des traumatismes?

Pour offrir des milieux d’apprentissage en médecine tenant compte des traumatismes, il faut que les enseignants et les organisations concertent leurs efforts. De plus, les acteurs et les leaders concernés doivent promouvoir une culture médicale saine, permettant aux apprenants d’avoir accès à l’aide dont ils ont besoin pour traiter et assimiler leurs expériences traumatiques, et ainsi leur montrer la voie de la croissance post-traumatique. Voici certains éléments que l’on peut aborder dans une formation sur le leadership tenant compte des traumatismes :

Façons dont un formateur en médecine peut soutenir un apprenant 

  • Réfléchir à ses propres traumatismes et aller chercher de l’aide au besoin. En tant que leaders, nos expériences personnelles influencent notre façon d’appréhender le monde.
  • Prendre conscience de ses préjugés personnels. L’évaluation d’un stage revient souvent à une évaluation globale de la personnalité et du caractère des apprenants en médecine, ce qui peut alimenter la honte que ressentent les personnes qui sont « moins performantes ». Au lieu du jugement, il faut miser sur la curiosité compatissante.
  • Être au fait de la manière dont les traumatismes façonnent le système nerveux. L’apprentissage, le jugement et la capacité à comprendre peuvent être grandement compromis, spécialement dans les environnements qui ne favorisent pas la sécurité psychologique.
  • Savoir reconnaître les signes qu’une personne ne se sent pas en sécurité. Si un apprenant a une attitude conflictuelle et désengagée, c’est peut-être parce qu’il souffre de détresse émotionnelle et d’insécurité. Prendre des nouvelles de l’apprenant dans un contexte sûr et confidentiel.
  • Encourager et normaliser le recours aux services de santé mentale offerts par les programmes provinciaux de santé des médecins. Être au courant des ressources locales et en parler aux apprenants.
  • Faire la promotion du soutien par les pairs. Certains étudiants ou médecins résidents peuvent recevoir une formation sur les notions entourant les traumatismes.

Façons dont un leader peut promouvoir une culture médicale saine 

  • Montrer sa propre vulnérabilité et parler de ses expériences. Donner l’exemple d’une culture où l’on valorise le fait de demander de l’aide et où l’on considère cela comme une force.
  • Mettre en place des plateformes pour discuter ouvertement de la honte dans la culture médicale. Les effets néfastes de la honte peuvent être atténués dans un milieu où il y a de la reconnaissance et de l’empathie.
  • Remettre en question les styles et les programmes d’apprentissage voulant qu’un environnement hostile et éprouvant soit nécessaire pour former des médecins résilients, capables de bien fonctionner sous pression.

Façons dont les organisations peuvent accroître la sensibilisation aux traumatismes 

  • Favoriser la formation sur les traumatismes au moyen du parrainage. Les personnes ainsi formées peuvent ensuite influencer la culture de l’organisation à plusieurs égards.
  • Accroître la sensibilisation aux répercussions des traumatismes liés à l’oppression et au racisme, notamment les traumatismes intergénérationnels. Le racisme, qui prend souvent la forme de microagressions, peut provoquer des manifestations complexes de traumatismes, comme le trouble de stress post-traumatique (TSPT)*.
  • Recruter des personnes qui adoptent une approche tenant compte des traumatismes, ou ajouter ce critère pour le recrutement de titulaires de postes qui interagissent directement avec les apprenants, par exemple les directeurs de programmes et les responsables du bien-être.
  • Mettre sur pied des systèmes sûrs pour dénoncer le harcèlement, la discrimination et l’intimidation, et s’y attaquer.

Qu’est-il advenu du Dr T? J’ai discuté avec lui, dans un contexte sûr et confidentiel, de ses traumatismes et de la honte qu’il a ressentie. Je lui ai parlé de mon expérience personnelle, ce qui a apaisé ses sentiments de honte et d’isolement, et créé un espace pour l’aider à grandir. Le Dr T est ensuite allé chercher de l’aide professionnelle. Il a ainsi pu avoir l’espace nécessaire pour intégrer son expérience, aborder le traumatisme historique et passer à la croissance post-traumatique. Après une courte pause, le Dr T a pu terminer sa formation en demeurant hautement fonctionnel. Quant à l’organisation, l’incident lui a permis de sensibiliser davantage le corps enseignant aux traumatismes, mais aussi d’évaluer d’un œil critique la manière dont l’enseignement et les rétroactions se font en milieux cliniques.

La prise en compte des traumatismes, ce n’est pas simplement un élément à cocher sur une liste de vérification concernant le bien-être. La (re)connaissance des traumatismes est un prisme à travers lequel nous choisissons de voir les apprenants et nos collègues, avec compassion, en sachant pertinemment que les expériences traumatiques et l’adversité façonnent la plupart, sinon la totalité, d’entre nous.

*Remarque : Cet article doit être acheté ou loué.

**L’incident relaté est basé sur des événements réels. Les détails ont été modifiés et les noms changés pour protéger l’identité des personnes concernées.

Sujets

Environnement d’apprentissage sécuritaire sur le plan psychologique Instaurer un état d’esprit axé sur le bien-être Stress Relations Sécurité physique, psychologique et culturelle

Vous vivez de la détresse? Obtenez de l’aide dès maintenant.

Back to top