Balado

Pensons santé : Menaces, harcèlement et trolls : s’exprimer sur la place publique, un choix qui en vaut la peine?

28 octobre 2021

La D^re Amy Tan raconte les mois de harcèlement en ligne qu’elle a subis pendant la pandémie pour avoir défendu les communautés racisées. La D^re Najma Ahmed est chirurgienne en traumatologie et cofondatrice du groupe Médecins canadiens pour un meilleur contrôle des armes à feu. Harcelée par des militants proarmes, elle parle de l’expérience qu’elle a vécue, des conséquences sur sa santé mentale et du réseau de soutien qui l’a aidée à tenir bon.

« On m’a traitée d’espionne chinoise, de communiste. À la suite d’une nouvelle parue en ligne, des GIF animés où des soldats chinois avancent en formation parfaite sur la place Tiananmen ont été publiés sur mon fil Twitter et dans les commentaires, comme pour insinuer que j’en faisais partie. » – D^re Amy Tan

Pendant la pandémie, bien des médecins comme la D^re Amy Tan se sont retrouvés sous le feu des projecteurs des médias traditionnels et sociaux en tant qu’experts médicaux ou défenseurs des patients et des communautés qu’ils servent. Certains ont pourtant aussi fait l’objet de menaces, d’insultes et de harcèlement en ligne.

La D^re Najma Ahmed sait ce que ces médecins vivent. En 2019, elle s’est fait harceler sans répit par des militants proarmes après avoir lancé une campagne publique en faveur du resserrement des lois sur le contrôle des armes à feu. Dans cet épisode, elle parle avec la D^re Caroline Gérin-Lajoie des hostilités auxquelles se heurtent souvent les personnes qui militent activement pour une cause et des répercussions éventuelles sur la santé mentale en plus de répondre à la question suivante : s’exprimer publiquement en vaut-il vraiment la peine?

Veuillez noter que ce contenu est offert en anglais seulement.

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Menaces, harcèlement et trolls : s’exprimer sur la place publique, un choix qui en vaut la peine?

Caroline Gérin-Lajoie :

Bienvenue à cette deuxième saison de Pensons santé, un balado sur le bien-être des médecins et la culture médicale. Je m’appelle Caroline Gérin-Lajoie et je suis votre animatrice. Durant la première saison, nous avons exploré les nombreuses répercussions de la COVID-19 sur les fournisseurs de soins de santé et avons vu à quel point les défis pouvaient par moments sembler insurmontables. Alors que les unités de soins intensifs se remplissaient et qu’on observait dans la population une confusion croissante relativement aux mesures de santé publique, de même qu’une certaine aversion pour les nouvelles interventions, comme les vaccins, beaucoup de médecins ont exploité les médias sociaux pour interagir avec leurs patients, leur communauté et la population canadienne. Mais pour certains, cet engagement a coûté cher, les trolls, complotistes et idéologues ayant entrepris de cibler les médecins en ligne. La D^re Amy Tan est une médecin universitaire spécialisée en médecine familiale et en soins palliatifs. Avant la pandémie, elle ne fréquentait qu’occasionnellement les médias sociaux, et ses publications suscitaient en général peu de réactions. Tout a changé lorsqu’elle a publié une vidéo peu après la déclaration de la pandémie.

D^re Amy Tan :

Dans la vidéo, je faisais part de mon mécontentement du fait que mes parents, des immigrants de Hong Kong d’origine chinoise qui sont citoyens canadiens depuis 50 ans, m’avaient avoué avoir peur de quitter leur maison à cause de la multiplication – en particulier à Vancouver, où ils habitent – des attaques à l’aveugle contre des personnes âgées est-asiatiques. Par exemple, deux femmes chinoises avaient été attaquées dans leur voiture garée. Plusieurs personnes ont été ciblées, dans le quartier chinois et dans les rues de Vancouver.

Caroline Gérin-Lajoie :

Après cette vidéo, la D^re Tan a publié sur Twitter un message sur le port du masque. Encore une fois, elle dénonçait le traitement réservé aux Canadiens d’origine asiatique, dont certains ont adopté le masque dès le début.

D^re Amy Tan :

Si les personnes d’origine est-asiatique portaient le masque, c’était en raison des leçons tirées de l’épidémie de SRAS, qui avait sévi en 2003 et dont Hong Kong avait énormément souffert. Ces gens qui portaient le masque ont été accusés, par des personnes d’autres origines, d’avoir apporté le virus au Canada, d’être contaminés, d’être sales. Alors j’ai répondu dans un gazouillis que ce n’était pas approprié. Cette xénophobie, cette discrimination de personnes qui sont des citoyens canadiens depuis 50 ans parce qu’ils ne sont pas blancs, ce n’est pas acceptable. Et j’ai aussi écrit qu’il fallait arrêter de terroriser les personnes âgées d’origine est-asiatique. Pour la première fois, j’ai reçu beaucoup d’appuis, et aussi des commentaires de trolls.

Caroline Gérin-Lajoie :

Une semaine plus tard, la D^re Tan a fait quelques apparitions dans les nouvelles locales, où elle plaidait pour les patients de sa clinique située au nord de Calgary, dont plusieurs étaient des travailleurs essentiels.

D^re Amy Tan :

Ce sont des gens qui travaillent dans des endroits où il y a beaucoup de monde, comme dans des usines de transformation alimentaire ou des bureaux de poste, ou encore dans les transports en commun. Ils avaient l’impression que leur seul moyen de protection, c’était de porter le masque. Leurs employeurs refusaient, prétextant qu’ils allaient effrayer le public et faire penser aux gens que la COVID était dans l’entreprise ou que les employés étaient infectés. J’ai donc insisté auprès des journalistes sur la nécessité de protéger nos travailleurs essentiels. J’ai aussi fait remarquer que ces grandes entreprises milliardaires étaient toutes détenues et gérées par des Blancs, alors que tous leurs travailleurs essentiels étaient racisés. C’est là que tout a commencé, que j’ai compris que le fait de défendre des personnes qu’on ne voyait pas dans les médias, d’essayer de leur donner une voix, allait possiblement en contrarier certains. On m’a accusée d’être une espionne chinoise, une communiste.

D^re Amy Tan :

Sur mon fil Twitter, et aussi dans les sections de commentaires des journaux en ligne, on a publié des GIF montrant des soldats chinois marchant en formation parfaite sur la place Tiananmen, et j’avais été ajoutée parmi eux. On m’a accusée d’avoir apporté le virus ici parce que je suis d’origine est-asiatique, et on a clamé que la pandémie était causée par « nos habitudes alimentaires dégoûtantes dans nos marchés aux animaux vivants ». Lorsque j’ai commencé à promouvoir le port du masque, j’étais alors au service des « grosses compagnies de masque », comme on parle des grosses pharmaceutiques. On m’a dit que j’étais au service de gens comme Bill Gates et du canular de la COVID‑19, et qu’on me payait pour dire à la télévision nationale et sur Twitter qu’il fallait porter le masque pour protéger les gens. Mais à travers tout cela, on m’accusait continuellement : « Tu es une espionne chinoise; tu ne crois pas en la démocratie; tu es communiste; tu essaies d’infiltrer notre démocratie, comment oses-tu?; retourne dans ton pays; vous, les médecins immigrants, vous pensez que vous pouvez prendre le contrôle de notre pays. »

Caroline Gérin-Lajoie :

Le 1^er juillet 2020, trois mois après le début de la pandémie, CTV a invité la D^re Tan à son émission spéciale nationale pour la fête du Canada.

D^re Amy Tan :

Le but était de parler de ma situation de Canadienne racisée en contexte de pandémie, qui travaille en première ligne, mais aussi qui a voulu défendre les citoyens racisés. Au moment de la première vague en Alberta, ces derniers représentaient le groupe démographique le plus durement touché par la COVID-19, parce que ça avait commencé dans des endroits comme Cargill et les usines de transformation alimentaire, et que ça se répandait dans leurs communautés parce que les travailleurs faisaient du covoiturage. Il y avait donc tous ces déterminants sociaux de la santé qui passaient complètement sous le radar de la santé publique. Je voulais simplement attirer les projecteurs là-dessus. Une demi-heure plus tard, je recevais un courriel dans ma boîte professionnelle, qui disait quelque chose comme : « Avant d’aller à la télévision nationale, ouvre-toi un peu les yeux, espèce de [insulte raciale contre une personne est-asiatique] ». Je me souviens qu’à ce moment, j’étais au bord des larmes, non pas parce que je n’avais jamais entendu ce genre de choses, mais parce qu’encore une fois, il y avait ce message – presque comme si on me plantait un couteau dans le cœur : parce que je ne suis pas blanche et que mes yeux sont plus petits du fait de mes origines est-asiatiques, je n’ai pas ma place à la télévision nationale au Canada.

D^re Amy Tan :

C’était le résultat d’une accumulation d’attaques de ce genre, que je subissais en continu depuis trois ou quatre mois. Je me souviens que j’étais assez bouleversée, mais qu’en même temps, je sentais encore la responsabilité de défendre mes patients, les gens comme mes parents, mon héritage et les communautés auxquelles j’appartiens, et de parler à quiconque voudrait bien m’écouter, même si je savais que pour chaque personne qui m’écoutait, il y en avait au moins une ou deux autres qui étaient prêtes se disputer avec à moi, ou pire encore.

Caroline Gérin-Lajoie :

Malheureusement, les attaques des trolls se sont multipliées. En 2021, la D^re Tan a continué de défendre publiquement la cause des Canadiens racisés, et en septembre, elle a reçu des menaces de mort à son travail.

D^re Amy Tan :

On m’a fait des menaces racistes, misogynes et violentes au téléphone. C’est différent des messages sur Twitter ou des courriels épouvantables que m’envoient les guerriers du clavier. C’est pire : quelqu’un a trouvé mon numéro de téléphone au travail, puis s’est fait passer pour quelqu’un d’autre pour réussir à me parler. C’était une intrusion importante, et je me suis sentie très vulnérable. Ma propre sécurité est alors devenue une priorité. Je ne suis pas retournée à ce lieu de travail depuis maintenant trois semaines; j’attends de voir si d’autres menaces émaneront de cet endroit. J’ai loué une case postale pour mon courrier professionnel, plutôt que de le recevoir chez moi. C’est une protection supplémentaire.

Caroline Gérin-Lajoie :

Nous avons entendu la D^re Amy Tan, médecin de famille et spécialiste des soins palliatifs sur l’île de Vancouver. Pour la D^re Tan, la violence en ligne a commencé au même moment que la COVID-19, mais le phénomène était déjà présent avant la pandémie. La D^re Najma Ahmed est chirurgienne en traumatologie à Toronto. En 2019, après avoir lancé une campagne publique pour le resserrement des lois sur les armes à feu, elle est devenue la cible d’un harcèlement intense de la part d’activistes pro-armes. D^re Ahmed, merci de vous joindre à nous pour ce balado Pensons santé. Est-ce que je peux vous appeler Najma?

D^re Najma Ahmed :

Je vous en prie. Très heureuse d’être ici, Caroline.

Caroline Gérin-Lajoie :

Merci beaucoup. Najma, que pensez-vous du témoignage de la D^re Tan?

D^re Najma Ahmed :

En l’écoutant, honnêtement, mon cœur s’est un peu emballé, et j’ai eu quelques sueurs froides en pensant à la situation terrifiante qu’ont dû vivre la D^re Tan, sa famille et ses collègues, et aussi au fait que son désir – un désir tout à fait approprié et, bien franchement, une obligation professionnelle – de défendre les communautés qu’elle sert l’a exposée à des attaques si hostiles et injustes. J’ai ressenti beaucoup de compassion et d’empathie pour les personnes qui s’engagent publiquement au nom des communautés qu’elles servent. Et j’avais aussi envie de lui faire un gros câlin.

Caroline Gérin-Lajoie :

J’ai aussi ressenti beaucoup de tristesse et de colère pour elle.

D^re Najma Ahmed :

Oui, tout à fait.

Caroline Gérin-Lajoie :

Comment a débuté le harcèlement en ligne dont vous avez fait l’objet?

D^re Najma Ahmed :

Ça remonte à un certain temps, alors je dois m’y replonger. Comme vous l’avez dit, c’était en 2019. Après la tuerie sur Danforth à l’été 2018, un groupe de médecins dont je faisais partie a commencé à remarquer une augmentation des cas de victimes de violence armée dans les services d’urgence, les salles d’opération et les unités de soins intensifs, et d’une hausse de la gravité de leurs blessures. Durant l’automne et l’hiver qui ont suivi, nous nous sommes concertés et avons créé un organisme de représentation pour l’adoption d’une approche de santé publique fondée sur des données probantes en matière de lutte contre la violence armée au Canada, qui était en hausse depuis un certain temps. Je pensais que ce serait simple : les données probantes sont claires, on en parle dans tel article ou telle publication du JAMA ou

D^re Najma Ahmed :

du New England Journal of Medicine. Nous avons du travail à faire. Je parlerai à certaines personnes, et elles me remercieront d’avoir abordé le problème. Et le tour sera joué. En fait, la grande majorité de la population canadienne et des médecins nous ont chaudement félicités et appuyés, mais je n’avais pas tenu compte d’un petit groupe de partisans des armes à feu très motivés et omniprésents. Notre démarche visait entre autres à réclamer une législation plus stricte sur les armes à feu, le retrait du marché de certains types d’armes semi-automatiques, la prise en compte des déterminants sociaux de la santé et le resserrement du filet social pour les femmes et les enfants susceptibles d’être victimes de violence familiale ou d’homicide. Mais nous demandions surtout plus de fermeté et une meilleure réglementation concernant la possession de certains types d’armes à feu par des civils. Bien sûr, ces demandes ont mis des personnes en colère. J’en suis tombée en bas de ma chaise, car je ne m’attendais pas du tout à cela.

D^re Najma Ahmed :

Ça a commencé par des gazouillis, puis les attaques personnelles, les courriels et les appels à mon travail ont suivi. Comme dans le cas de la D^re Tan, c’étaient des menaces très hostiles, du genre « tu ne sais pas dans quoi tu t’embarques, tu ferais mieux de faire attention ». C’était très menaçant, très inquiétant. Puis, un représentant d’une branche du lobby canadien des armes à feu a lancé une campagne de protestation de masse auprès de l’Ordre des médecins et chirurgiens de l’Ontario. Je pense qu’autour de 80 personnes que je n’avais jamais traitées ni vues de ma vie ont déposé des plaintes auprès de notre organisme de réglementation, affirmant que mon travail de prévention de la violence armée et de promotion d’une législation plus stricte sur les armes à feu au Canada n’était pas professionnel. L’Ordre a donc dû examiner ces plaintes. C’était très anxiogène, bien sûr. Si vous êtes médecin et que vous recevez une lettre de l’Ordre vous informant qu’une plainte a été déposée contre vous, c’est assez pour que votre cœur s’arrête. Vous vous demandez ce que vous avez pu bien faire, ce qui a pu mal tourner, et si c’est la fin de votre carrière… 80 plaintes! Au terme de l’application de la procédure régulière, qui a duré plusieurs mois, toutes les plaintes ont été rejetées comme étant sans objet, frivoles et abusives. Mais ça a été pénible. Comme je l’ai dit, j’ai été vraiment prise au dépourvu par la véhémence et le caractère brutal de ces attaques. Je ne m’y attendais absolument pas.

Caroline Gérin-Lajoie :

Ce qu’on peut voir dans votre cas, c’est que le harcèlement en ligne a pris de l’ampleur pour se transformer, en gros, en une campagne. Parlez-nous un peu de ce qui vous est passé par la tête au début de cette campagne.

D^re Najma Ahmed :

Je me souviens m’être posé la question : dans quoi est-ce que je me suis embarquée? C’était censé être simple. J’ai alors commencé à me demander si ça valait le coup, à remettre en doute mon intervention. Je suis une personne très occupée, avec une carrière devant elle et des responsabilités familiales. J’ai pensé à ma réputation, aux atteintes à la réputation pour l’université, l’hôpital, mes patients; tout ça était dans les journaux. Je me suis aussi demandé si j’étais prête à me donner toute cette peine pour la cause. J’ai eu des moments d’introspection et de doute. Mes collègues, l’hôpital et l’université ont démontré une grande solidarité envers moi. J’en ai discuté avec des mentors de confiance, qui m’ont rassurée. Ils m’ont dit que ma réputation ne serait pas entachée à long terme, que l’Ordre ferait son travail et qu’il fallait laisser le processus suivre son cours.

D^re Najma Ahmed :

Il s’agissait d’une réalité de notre monde, mais au bout du compte, tout se passerait bien et je ne devais pas craindre d’éventuelles atteintes à ma réputation. J’ai eu un peu peur, car comme l’évoquait la D^re Tan, on se demande toujours s’il y aura d’autres attaques. Est-ce que quelqu’un va m’attendre devant ma maison quand je rentrerai chez moi, ou devant mon bureau à mon arrivée au travail? Contrairement à mon adresse personnelle, l’adresse de mon bureau est accessible au public. Ces pensées se sont frayé un chemin dans ma tête. L’hôpital où je travaille m’a beaucoup aidée; pendant un certain temps, une personne de la sécurité me raccompagnait à ma voiture à la fin de la journée. Lorsque je rentrais au travail en raison d’un appel, le soir ou la fin de semaine – alors que c’est plutôt désert dans les environs –, j’avais le numéro de téléavertisseur du personnel de la sécurité, et quelqu’un pouvait m’accompagner pour entrer dans l’hôpital et me raccompagner en sortant. J’ai donc eu beaucoup d’aide, mais ça ne m’a pas empêchée de me demander dans quel bateau je m’étais embarquée.

Caroline Gérin-Lajoie :

Vous nous avez fait part de vos réflexions, et avez aussi abordé un peu des sentiments comme la surprise et la peur. Concernant ce côté humain, pouvez-vous nous en dire plus sur ce que vous avez ressenti durant cette expérience?

D^re Najma Ahmed :

Mon sentiment, c’est que je faisais la bonne chose, qu’il fallait agir. Je sentais que j’en avais assez vu, que j’avais les outils et l’expertise nécessaires, et qu’on ne pouvait pas laisser cette crise se poursuivre. Au bout du compte, j’en ai conclu que quelqu’un devait parler, quelqu’un qui a une expérience vécue, qui traite ces patients, qui les remet sur pied et qui aide les familles brisées par un décès. Quelqu’un devait raconter ces histoires. Il ne s’agit pas seulement de statistiques : on parle ici de patients et de leur souffrance. Ces armes sont faites pour tuer. Le taux de mortalité est de 40 %, et la majorité des survivants sont hypothéqués à vie, physiquement ou psychologiquement. Et très souvent, ce sont des jeunes. Ces dommages sont évitables. Voilà les pensées qui se bousculaient dans ma tête.

Caroline Gérin-Lajoie :

Plus tôt, vous avez mentionné vos responsabilités familiales. Comment votre famille a-t-elle réagi durant cette période?

D^re Najma Ahmed :

C’est une très bonne question. J’ai une fille extraordinaire, et comme les enfants sont très intuitifs, ils sentent et comprennent des choses. En fait, ma fille n’est pas si jeune, elle a 17 ans maintenant, mais tout de même, elle a souvent fait part de son incertitude quant à ce qui pourrait arriver et quant à notre sécurité. Souvent, elle me questionne pour savoir si la situation est sécuritaire, si j’ai pris toutes les mesures possibles. Comme l’a fait la D^re Tan, notre organisation loue une case postale pour le courrier. Je fais très attention de ne jamais mettre sur Twitter des photos personnelles qui pourraient révéler le quartier où nous vivons, notre structure familiale ou quoi que ce soit d’autre. Je suis très prudente là-dessus. Tout cela reste très personnel et privé. Même si j’aimerais publier des photos de nous à la plage, ou de notre déjeuner du dimanche matin avec les crêpes que j’ai faites pour la famille, je ne le fais pas parce que je sais que mon fil Twitter est vu par des tas de gens. Beaucoup d’entre eux admirent mon travail, mais pour beaucoup d’autres, c’est le contraire.

Caroline Gérin-Lajoie :

Vous avez aussi mentionné avoir eu beaucoup d’aide à votre travail. Pouvez-vous nous en parler un peu?

D^re Najma Ahmed :

Bien sûr. Au début, je recevais régulièrement des messages par courriel, dans lesquels on me disait que je ne comprenais pas le problème, que j’étais une femme stupide, qu’il s’agissait de chasse et de sport, que j’étais en train de tout ruiner pour ces gens, et autres choses du genre. Il y avait aussi des propos encore plus agressifs. Dans un premier temps, je ne savais vraiment pas comment réagir à tout ça, alors j’en ai parlé à notre service des relations publiques. J’ai reçu des courriels, et le chef de la direction a aussi reçu des courriels où l’on se plaignait de mon travail, et je dois dire que l’équipe des relations publiques a fait un excellent travail. Ils écrivaient directement aux auteurs, répondaient à quelques questions précises et mettaient fin à la communication. J’étais très reconnaissante de ne pas avoir à analyser ces messages et à répondre à ces gens; je ne faisais que transmettre les courriels. Lorsque le chef de la direction recevait des messages, il m’en informait, et je pouvais consulter la réponse des relations publiques avant l’envoi. Les réponses étaient toujours extrêmement factuelles et rationnelles, et j’étais très reconnaissante que l’équipe ait pris les choses en main.

Caroline Gérin-Lajoie :

En repensant à tout cela aujourd’hui, quel effet cette expérience a-t-elle eu sur votre bien-être?

D^re Najma Ahmed :

C’est une bonne question. La réponse n’est pas nécessairement évidente, car la pandémie de COVID-19, qui n’a pas été une très bonne chose pour notre bien-être, vient brouiller les cartes. Nous vivons une période stressante pour le système de santé, les médecins et tous les fournisseurs de soins. Pour ce qui est de mes efforts de prévention de la violence armée et de mon engagement, je dirais que ça a été beaucoup de travail. Mais j’ai rencontré des gens extraordinaires au cours du processus, et j’ai appris que nous avons tous une voix et que, lorsque c’est possible, il est important de la faire entendre. Une personne qui défend une cause peut avoir un effet concret, et sa démarche peut aboutir à un changement systémique. Ça demande de la persévérance, car ça peut prendre des décennies. Bien sûr, le changement n’arrive pas du jour au lendemain. C’est une leçon que j’ai apprise, et qui m’a rassurée et aidée à me porter mieux : le changement viendra lentement et progressivement. Si j’avais plutôt conclu que ça ne servait à rien, que personne ne nous écouterait ni se soucierait de nos efforts, et que nous étions devant un mur infranchissable, cela aurait été plus néfaste pour mon bien-être. Nous devons donc continuer à travailler, à parler aux bonnes personnes et à aider le public à comprendre les méfaits des armes à feu dans les foyers et les communautés. Il est possible de changer le discours et d’influencer les politiques.

Caroline Gérin-Lajoie :

En entendant votre histoire et celle de la D^re Tan, certains médecins et apprenants en médecine pourraient se dire que le jeu n’en vaut pas la chandelle. Qu’en pensez-vous? Est-ce que ça vaut la peine que les médecins prennent la parole?

D^re Najma Ahmed :

C’est une décision personnelle qui revient à chaque médecin et qui peut être liée de près à l’étape de la carrière, du moins pour certains. En début de parcours, nous avons beaucoup de responsabilités. Nous avons une jeune famille ou des contraintes financières. Nous travaillons pour que notre carrière prenne son envol. Il y a un temps pour chaque chose, mais les médecins participent à la promotion de la santé publique depuis de nombreuses générations, voire des centaines d’années. Par exemple, John Snow était un médecin qui vivait à Londres pendant une épidémie de choléra – je pense que c’était dans les années 1800. Il est remonté à la source de l’épidémie, qui était une pompe à eau. Et il a plaidé auprès des responsables de la santé publique de l’époque – je ne sais pas qui ils étaient – pour faire fermer cette pompe et ainsi sauver beaucoup, beaucoup de vies.

D^re Najma Ahmed :

Aujourd’hui, avec la COVID, on voit des médecins et des fournisseurs de soins plaider pour la sûreté de nos écoles, de nos hôpitaux et de nos lieux de travail. Je pense que ça fait partie de notre rôle. La plupart du temps, mais pas toujours, notre opinion est respectée, mais aussi nécessaire étant donné notre expérience auprès des patients. Nous sommes témoins de certaines choses à l’hôpital et dans notre cabinet, et nous entendons les histoires de nos patients, ce qui nous donne des aperçus très intimes de leur vie dont les chiffres ne rendent pas compte. Nous sommes aussi en mesure de décoder la littérature scientifique, ce que la plupart des décideurs qui n’ont pas de formation en santé ou en sciences ne peuvent faire; ni la majeure partie du public d’ailleurs, sauf si la personne travaille dans le domaine des sciences ou de la médecine, ou dans un domaine connexe. Je dirais donc que c’est une décision très personnelle, mais que s’engager de la sorte peut être très gratifiant, et que les médecins ont une capacité et des responsabilités uniques à ce chapitre.

Caroline Gérin-Lajoie :

Si un ou une médecin choisit de défendre une cause, quelle serait la meilleure façon pour elle ou lui de se préparer à de possibles répercussions?

D^re Najma Ahmed :

Excellente question. La première chose, c’est de prévoir qu’il y aura des répercussions, ce que je n’avais pas du tout anticipé. Je me disais que la cause était noble, que les données probantes étaient très claires, que tout le monde souhaitait une réduction de la violence armée dans la société. Qui allait s’opposer à cela? Mais ce dont j’ai pris conscience, c’est que si le monde fonctionne d’une certaine manière, c’est parce que cela profite à quelqu’un. Il faut donc comprendre à qui profite la situation actuelle, et s’attendre à ce que ces gens refusent le changement. Il faut faire quelques recherches à ce sujet. Je pense aussi qu’il est très important d’avoir un mentor avisé. Là-dessus, j’ai eu le grand bonheur d’être encadrée par le

D^re Najma Ahmed :

D^r Phillip Berger, un médecin qui a défendu toute une panoplie de causes. Il a énormément d’expérience et est d’une grande sagesse. Il faut aussi s’entourer de collègues compatissants et compétents, à qui l’on peut parler. J’ai eu la chance d’être épaulée par des personnes et des mentors extraordinaires. Faites-vous un plan : « Je vais faire A, B, C, D, E, et je veux accomplir A, B, C, D, E. Mais si c’est X, Y, Z qui se produit, c’est terminé. » C’est une chose à laquelle vous devez penser. Ou encore : « Si c’est X, Y, Z qui arrive, je vais prendre du recul et laisser quelqu’un d’autre prendre les devants. » Ça ne pose pas de problème. C’est une conversation à avoir avec son équipe. On doit reconnaître que lorsque les esprits s’échauffent trop, il faut savoir s’effacer.

D^re Najma Ahmed :

Certaines personnes ne désirent aucunement comprendre votre point de vue. Ce qu’elles veulent, c’est vous intimider pour vous réduire au silence. Sur les médias sociaux, j’évite de me lancer dans des débats avec ce type de personnes. Je les masque très rapidement parce que… C’est aussi pour mon bien-être : je bloque ou je masque les gens qui me semblent menaçants ou déraisonnables. Je ne veux pas m’engager dans une discussion avec eux, car les choses ne feront que s’envenimer. Et de plus, vous savez, nous sommes tous humains. Je pourrais écrire quelque chose que je regretterais et qui nuirait à toute l’organisation et au travail que nous faisons.

Caroline Gérin-Lajoie :

On dit que les médecins ont le devoir ou l’obligation morale d’informer le public sur les questions qui touchent directement les soins de santé. Et qu’ils doivent le faire à partir des données scientifiques. En fait, apprendre à s’exprimer sur les questions de santé est l’un des rôles CanMEDS qui sont intégrés à la formation médicale. Croyez-vous que les difficultés qui viennent parfois avec la prise de parole sur les médias sociaux ont à voir avec le rôle même de promoteur de la santé? Ou s’agit-il plutôt d’un problème lié aux médias sociaux?

D^re Najma Ahmed :

Je pense que ça a à voir avec les deux aspects. Durant nos études, nous sommes très bien formés et évalués pour ce qui est de représenter les intérêts des patients individuellement, mais nous ne sommes pas vraiment outillés pour promouvoir efficacement des changements systémiques sur le plan des politiques, du financement des soins de santé ou de la législation, ni exposés à des cours ou à des ressources pertinentes. On ne m’a pas enseigné ces choses au cours de ma résidence. Nous pourrions sûrement faire mieux pour aider les médecins en formation à comprendre le contexte actuel et le rôle qu’ils y jouent. Ceux qui s’intéressent à ces questions en viennent à s’y initier un peu par hasard. Ça, c’est le premier problème. Le deuxième, c’est que les médias sociaux sont un phénomène assez récent dans l’histoire des soins de santé, de la médecine et de la science. Et nous venons tout juste de commencer à découvrir les avantages et les inconvénients de ces outils. Je crois qu’au fil des décennies, nous deviendrons des utilisateurs plus avertis et compétents, mais pour l’instant, nous sommes tous des cobayes. Donc les deux aspects y sont pour quelque chose.

Caroline Gérin-Lajoie :

Avez-vous des suggestions sur ce que pourraient faire les facultés de médecine, les hôpitaux, les gouvernements et les organisations nationales de soins de santé pour que les médecins se sentent en sécurité lorsqu’ils s’expriment?

D^re Najma Ahmed :

Le public doit comprendre que la prise de parole fait partie intégrante de la carrière médicale. Les médecins ont beaucoup de rôles dans la société : nous soignons les malades, et nous offrons des soins de confort quand nous ne pouvons pas guérir, et nous menons des recherches pour découvrir de meilleurs traitements. Nous formons la prochaine génération de médecins, et nous défendons des causes. Ça fait partie de notre travail, mais beaucoup de gens ne comprennent pas que c’est un aspect de notre responsabilité professionnelle. Chaque médecin assume les différents volets de ces rôles à divers degrés à divers moments de leur carrière. Mais toutes ces facettes font partie de notre identité même. Je pense effectivement que les facultés de médecine universitaires, les programmes de formation et les milieux de travail peuvent mieux préparer les médecins à exercer ce rôle et à gérer les contrecoups qui surviennent souvent.

Caroline Gérin-Lajoie :

Une dernière question pour vous, D^re Ahmed. Si vous aviez dans votre équipe un ou une jeune médecin qui n’hésite pas à s’exprimer et qui voudrait prendre la parole sur les médias sociaux, que lui conseilleriez-vous?

D^re Najma Ahmed :

Je lui dirais de s’engager, mais de façon intelligente, et de maîtriser son sujet mieux que quiconque. Il faut être au fait de ce qui a été publié à l’échelle mondiale. Lorsque nous prenons parti sur les médias sociaux, la meilleure chose à faire est de mettre un lien vers une étude ou de joindre l’étude elle-même. Nos connaissances fondamentales viennent de la science; nous devons donc utiliser la science et les données probantes pour exposer des faits. Ensuite, si c’est possible, nous pouvons faire appel aux témoignages de nos patients, mais de façon complètement anonyme, bien sûr, et en respectant les personnes et leur vie privée – ce sont des histoires très puissantes. Je pense qu’il faut faire les deux. Le dernier conseil que je donnerais, c’est d’éviter d’interagir avec les gens déraisonnables, qui ne seront jamais convaincus par la solidité de vos arguments. Ce n’est pas dans ce but qu’ils vous interpellent.

Caroline Gérin-Lajoie :

Najma Ahmed, merci beaucoup de votre témoignage, qui est aussi convaincant qu’inspirant. Merci.

D^re Najma Ahmed :

Merci, Caroline, j’ai été très heureuse d’être ici. Honnêtement, c’est un privilège d’avoir été invitée à parler de mon expérience.

Caroline Gérin-Lajoie :

La D^re Najma Ahmed est chirurgienne en traumatologie à Toronto. C’était donc une autre édition de Pensons santé, un balado sur le bien-être des médecins et la culture médicale. Pour obtenir des ressources, des outils et des études en lien avec les sujets abordés aujourd’hui, rendez-vous sur le Carrefour AMC du bien-être des médecins sur le site amc.ca. Je suis la D^re Caroline Gérin-Lajoie, et je vous dis : à la prochaine.