Balado

Le sens du devoir en médecine : médecins en première ligne en Ukraine

AMC

Le fait d’avoir à travailler sous pression dans un système de santé au bord du gouffre – encore plus après deux ans de pandémie – peut éroder le sens du devoir qui motive tant de médecins. Deux urgentologues, Anthony Fong à Vancouver et Daniel Kollek à Hamilton, ont trouvé de l’inspiration en affrontant la crise, plutôt qu’en s’en éloignant, dans le cadre d’une mission médicale bénévole en Ukraine.

« Nous fournissions des soins d’urgence dans un contexte où ils étaient vraiment nécessaires… Et nous ne disposions pas de toutes les ressources d’un service des urgences du centre-ville de Vancouver. Mais c’est sans importance. Tout ce qui compte dans ce type de situation, c’est de communiquer avec l’équipe et de faire tout son possible. » – D^r Anthony Fong, Vancouver Coastal Health

« Cette expérience m’a certainement permis de refaire le plein d’énergie. Ça m’a rappelé non seulement que ce que je fais aide les gens de manière significative, mais également à quel point nous sommes chanceux d’être loin de la guerre et de disposer d’autant de ressources. » – D^r Daniel Kollek, Centre d’excellence en mesures d’urgence

Dans cet épisode, la D^re Caroline Gérin‑Lajoie s’entretient avec les D^rs Fong et Kollek à propos de la situation à la frontière entre l’Ukraine et la Pologne, des soins qu’ils ont prodigués et de l’incidence de leur expérience sur leur sens du devoir en médecine.

Veuillez noter que ce contenu est offert en anglais seulement.

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Le sens du devoir en médecine : médecins en première ligne en Ukraine

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Bienvenue à Pensons santé : un balado sur le bien-être des médecins et la culture médicale. Je suis la D^re Caroline Gérin-Lajoie, votre animatrice. L’invasion de l’Ukraine par la Russie a suscité beaucoup de réactions et d’émotions dans la communauté médicale. Jusqu’à maintenant, plus de 4,5 millions de personnes ont fui le conflit, dont plus de la moitié se sont réfugiées dans le pays voisin, la Pologne, en quête de protection et de sécurité.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Dans l’épisode d’aujourd’hui, nous explorerons les motifs qui ont poussé deux médecins canadiens, l’un de Vancouver et l’autre de Hamilton, à se porter volontaires pour aider les réfugiés à l’un des passages frontaliers. Le D^r Anthony Fong est urgentologue et professeur clinicien adjoint à l’Université de la Colombie-Britannique. Le D^r Daniel Kollek est également urgentologue et aussi professeur adjoint de médecine d’urgence à l’Université McMaster. Les deux hommes se sont rendus en Ukraine avec Canadian Medical Assistance Teams, ou CMAT, un organisme d’aide humanitaire internationale géré par des bénévoles et financé grâce à des dons. Les D^rs Fong et Kollek sont récemment rentrés de leur mission. Merci à vous deux de vous joindre à nous.

D^r Daniel Kollek: Le plaisir est pour moi.

D^r Anthony Fong: Heureux d’être avec vous. Merci beaucoup, Caroline.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Anthony, ce n’était pas la première fois que vous vous portiez volontaire pour une mission d’aide internationale; qu’est-ce qui vous a décidé à vous rendre dans une zone de guerre?

D^r Anthony Fong: Caroline, au départ, je ne m’attendais pas vraiment à être déployé. Comme vous l’avez évoqué, les CMAT ont une grande expérience dans les régions touchées par les catastrophes naturelles, mais c’était la première fois que l’organisme intervenait en zone de guerre. Quand j’ai entendu parler de ce déploiement lorsque j’étais en vacances au Mexique, par un message du directeur général à propos d’un appel pour cette mission, je doutais que ça se concrétise, mais ça m’intéressait, car c’était le sujet d’actualité à ce moment-là.

D^r Anthony Fong: Après mon retour, nous nous tenions prêts à intervenir. Dans un processus de déploiement en cas de catastrophe, c’est le moment où vous mettez tout de côté et essayez de trouver des remplaçants pour prendre vos quarts de travail au cas où vous devriez partir. Ensuite, quand le feu vert est donné, vous avez habituellement 48 heures pour vous joindre à la mission. Pendant un bon moment, je me suis organisé et me suis tenu prêt. Une fois que j’ai eu le feu vert, je me suis dit : « Voilà, on dirait que ça se concrétise. » Ensuite, vous ramassez vos affaires et partez. Ce n’était pas planifié, plutôt une décision prise sous l’impulsion du moment.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Daniel, à titre de président du comité sur les catastrophes de l’Association canadienne des médecins d’urgence, vous avez une grande expérience de ce type d’intervention, mais c’était votre première expérience dans un contexte de crise internationale. Comment avez-vous décidé de vous rendre en Ukraine?

D^r Daniel Kollek: Il y a deux aspects à cette histoire. D’un côté, en raison de mon expérience et de mes connaissances, je me suis toujours occupé de recevoir les patients, dans les hôpitaux ou d’autres établissements, car c’est le travail d’un urgentologue. Je cachais un secret un peu honteux : je n’avais jamais été déployé dans une équipe de terrain. J’ai donc senti un réel besoin de comprendre et de vivre cette expérience, mais aussi, sur un plan beaucoup plus profond, j’observais ce qui se passait – en pensant à ma famille qui avait fui la Seconde Guerre mondiale en Europe – et je ne pouvais simplement pas attendre que d’autres se portent au secours des victimes sans être prêt à le faire moi-même. Et à ce moment, personne ne le faisait. Je me suis alors dit que j’avais l’obligation d’aller aider les gens.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Vous vous êtes retrouvés tous les deux au même endroit en Ukraine, et nous reviendrons sur les circonstances qui vous ont amenés là. Est-ce que vous vous connaissiez avant cette mission?

D^r Anthony Fong: Non, c’était la première fois qu’on se rencontrait.

D^r Daniel Kollek: Nous avons fait connaissance parce que nous avons partagé la même chambre pendant quelques jours à notre arrivée.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Et le courant a passé instantanément.

D^r Anthony Fong: Absolument. Même si nous ne venions pas du tout du même coin de pays, nous avons tout de suite vu que nous étions sur la même longueur d’onde : nous étions deux médecins ayant une expérience des catastrophes qui venaient là pour aider.

D^r Daniel Kollek: Je crois que c’est le fait que nous participons à une mission commune qui crée tout de suite un sentiment de fraternité, car nous sommes tous là pour la même chose et avons le désir de travailler ensemble.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Anthony, racontez-nous comment vous avez abouti à la frontière entre la Pologne et l’Ukraine. Comment avez-vous vécu cette expérience?

D^r Anthony Fong: Je dois vous avouer, Caroline, que ça n’a pas été de tout repos. Dès l’arrivée, notre première tâche en tant qu’équipe médicale en déploiement a été de trouver le site le plus approprié, où les besoins médicaux des réfugiés étaient les plus grands. Nous avons d’abord fonctionné sur la base de renseignements que j’avais reçus d’un médecin québécois, le D^r Auger, qui s’était installé près d’un site frontalier appelé Hrebenne, en Pologne, à quelques mètres de la frontière. Il avait établi sa clinique – qu’il gérait presque tout seul – deux semaines avant notre arrivée.

D^r Anthony Fong: La veille de mon départ pour la Pologne, je lui ai parlé sur Facebook. Je ne le connaissais pas avant, je l’avais seulement vu dans les bulletins de nouvelles. Quand je lui ai demandé comment ça se passait là-bas, il m’a répondu : « J’ai besoin d’aide. S’il vous plaît, venez donner un coup de main parce qu’après mon départ, il n’y aura plus personne. Je suis seul. » Il était accompagné d’un collègue, mais qui était absent depuis quelques jours. Donc, notre première tâche a été d’évaluer ce site. Comme nous l’avons constaté, toutes sortes d’ONG s’y faisaient concurrence. Ça a été tout un défi pour que les différents acteurs se mettent d’accord sur qui allait faire quoi et qui était le mieux placé pour gérer une clinique sur place.

D^r Anthony Fong: En fin de compte, nous avons décidé de ne pas nous installer sur ce site, alors il nous fallait regarder ailleurs, ce qui nous a retardés de quelques jours. À ce moment, nous sommes entrés en contact avec la Polish Medical Mission, une ONG de Varsovie. Par son intermédiaire, nous avons trouvé un site du côté ukrainien, appelé Krakovets, et avons fini par nous y établir.

D^r Daniel Kollek: L’installation a été une expérience intéressante, car nous voulions être certains de faire quelque chose de concret et d’utile. Trois d’entre nous se sont d’abord rendus sur place pour explorer les lieux et ont pu constater la situation : une ambulance et quelques étudiants en soins paramédicaux étaient là, mais s’étaient placés en dehors du flux de réfugiés; on y avait aussi enregistré six décès dans les sept à dix jours précédents. Il y avait donc de la place pour nous positionner en plein milieu du flot de réfugiés, pour qu’il soit impossible de nous manquer. Il ne s’agissait pas de faire obstruction, mais d’assurer une présence.

D^r Daniel Kollek: Ça a fonctionné à merveille. À l’arrivée des autobus, nous pouvions voir tout le monde et repérer les gens malades, et on pouvait nous voir aussi. Avant, il fallait savoir où se trouvait l’ambulance pour aller demander de l’aide, et les gens de l’ambulance ne pouvaient pas savoir comment intervenir s’ils ignoraient qu’il y avait un problème. Nous nous sommes placés au milieu de la circulation, et ça a été très efficace.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Daniel, décrivez-nous un peu comment ça se passait à votre installation médicale.

D^r Daniel Kollek: Bien sûr. Les autobus de réfugiés arrivaient de différents endroits, majoritairement de Kharkiv et de Marioupol. Les gens étaient débarqués au bas d’une longue passerelle qu’ils devaient monter, et entraient ensuite dans une grande tente rectangulaire blanche. Pendant ce temps, on entendait des annonces dans un haut-parleur : « Vous êtes ici. Vous pouvez rester au chaud et charger vos téléphones. » Tout le monde avait son téléphone, car c’était le moyen pour les familles séparées de rester en contact.

D^r Daniel Kollek: Il y avait de la nourriture, du café, du thé et d’autres choses. Les réfugiés entraient, se réchauffaient et s’arrêtaient un moment. Nous étions positionnés juste à l’entrée pour qu’ils puissent nous voir, et des panneaux en ukrainien les informaient que c’était une clinique médicale gratuite. Ils venaient nous voir s’ils avaient des inquiétudes. Lorsque nous voyions quelqu’un qui semblait en détresse, nous pouvions intervenir.

D^r Daniel Kollek: Ils passaient un peu de temps dans la tente, puis se déplaçaient vers une autre aire de rassemblement juste avant de traverser la frontière à pied. De l’autre côté, ils montaient dans des autobus qui les emmenaient vers des stations plus loin en Pologne. On avait donc affaire, à la base, à des déplacements en autobus. Un bus arrivait et débarquait ses passagers, qui rembarquaient à l’autre bout du circuit; c’était une masse de personnes qui transitaient. Puis, le bus suivant arrivait et la tente se remplissait à nouveau.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Étiez-vous capable de vous exprimer dans leur langue?

D^r Anthony Fong: Je peux répondre à cette question. La réponse rapide est non. Les CMAT ont intégré à notre équipe Natalia Halych, une Ukraino-Canadienne qui parle ukrainien, russe et anglais. Elle a servi d’interprète durant les premiers jours, mais a dû nous quitter tôt à cause de ses engagements à Toronto. Après, nous avons eu recours à différentes personnes, des bénévoles très généreux venant de divers endroits qui offraient, au hasard, de nous aider avec l’interprétation. Deux d’entre eux venaient de la Congrégation juive messianique de Kiev. Ils avaient installé une tente de l’autre côté de la rue, en face de la grande tente d’accueil blanche et de notre clinique médicale.

D^r Anthony Fong: Ils sont venus nous voir un jour, alors que Natalia Halych nous servait d’interprète, et ont demandé si nous avions besoin d’aide. Rapidement, nous avons développé une relation très étroite, et ils ont passé quelques jours avec nous. Ces gens avaient un travail et devaient donc retourner à Lviv pendant la semaine. La fin de semaine, ils revenaient pour tenir lieu d’interprètes. Nous avons aussi eu une interprète d’une autre ONG partenaire qui s’appelait Katia Trusova. Elle est Ukrainienne, mais vit au Texas, et est restée avec nous quelques jours également.

D^r Anthony Fong: Son histoire est très intéressante. Sa mère est originaire de Kherson, une ville du sud de l’Ukraine, et était à ce moment coincée dans cette région. Katia était venue en Ukraine pour aider la population en général, mais bien sûr, elle pensait à sa ville natale de tout son cœur et espérait que sa mère puisse s’en échapper.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Daniel, quels types de cas médicaux avez-vous traités?

D^r Daniel Kollek: La grande majorité des cas relevait des soins primaires. Pendant la mission, je n’ai vu qu’un seul patient souffrant d’un trauma directement lié à la guerre. Il avait été blessé par des éclats d’obus deux jours avant. Il voulait seulement faire changer son pansement parce qu’il devait poursuivre sa route. Comme nous l’avons dit, le but des réfugiés était de se rendre en Pologne – pas de me voir. L’important était qu’il soit en sécurité, ce qui était le cas. Nous avons donc changé son pansement et l’avons envoyé en Pologne pour recevoir des soins plus complets.

D^r Daniel Kollek: La plupart du temps, on avait affaire à des maux de tête, à des nausées et à des vomissements, car les gens qui étaient dans le bus depuis 30 heures étaient assez mal en point. Beaucoup souffraient de maladies sous-jacentes – principalement l’hypertension – qui n’étaient pas traitées parce qu’ils avaient épuisé leurs médicaments. Il y avait des patients atteints de problèmes cardiaques qui éprouvaient des douleurs thoraciques et une grande anxiété, ce qui est tout à fait compréhensible. Je me souviens d’avoir discuté avec des personnes qui étaient inquiètes parce que leur tension artérielle était plus élevée qu’à l’habitude. Je leur disais qu’étant donné la situation anormale, c’est une tension artérielle normale qui serait inquiétante, et que cette petite hausse était probablement une réaction d’adaptation. Il s’agissait seulement de les rassurer, car ils avaient toutes les raisons du monde d’être anxieux.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Aviez-vous des ressources suffisantes pour vous aider à faire votre travail?

D^r Daniel Kollek: Nous disposions d’assez bonnes ressources, et avons su nous adapter. Pour les soins primaires de base comme les pansements, les médicaments de base, les antibiotiques, les antinauséeux et le reste, nous avions tout ce qu’il nous fallait. Là où ça pouvait être plus difficile, c’est lorsque des patients se présentaient avec les trois derniers comprimés d’un médicament pour un certain type d’hypertension ou d’affection cardiovasculaire. Beaucoup d’entre eux prenaient des médicaments pour plusieurs problèmes. Nous devions déchiffrer l’alphabet cyrillique pour voir s’il s’agissait, par exemple, d’un bêtabloquant ou d’autre chose, puis déterminer ce qui s’en rapprochait le plus dans notre pharmacie et leur donner une réserve de médicaments qui durerait au moins un jour ou deux pour qu’ils puissent se rendre en Pologne et obtenir le médicament original. J’ai trouvé que nous étions très bien approvisionnés. La mission n’était pas conçue pour prendre en charge les traumas aigus, ce n’était pas l’intention. Donc, dans cette optique, nous n’avions pas besoin de ressources pour cela.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Avez-vous été inquiets pour votre sécurité durant la mission?

D^r Anthony Fong: Vous savez, c’est quelque chose qui vous trotte toujours un peu dans la tête. Dès les premiers jours, nous avons installé sur nos téléphones une application d’alerte de raid aérien, dont le texte était en caractères cyrilliques. L’application faisait entendre un son de sirène dès qu’une alarme réelle était déclenchée dans la région de Lviv. Je me souviens de la première fois que j’ai entendu une sirène, nous étions dans un petit hôtel, à Tomaszów je crois. J’en ai sursauté. Ça a sonné l’heure du réveil, littéralement, un réveil brutal parce qu’on était au milieu de la nuit. Il était environ 3 h 30 du matin, l’heure où on les entend généralement. Le risque éventuel est devenu alors très concret. Nous nous y sommes habitués au bout d’un moment, car les sirènes se déclenchaient pratiquement toutes les nuits, généralement entre 3 h 30 et 5 h du matin.

D^r Anthony Fong: La plupart du temps, c’était de fausses alertes qui étaient annulées très rapidement. Mais parfois l’alarme s’éteignait sans être annulée, et là nous attendions quelques heures que quelque chose se passe. Nous restions éveillés. J’ai fait partie de l’équipe de nuit pendant trois nuits d’affilée, et nous n’avons pas dormi. C’était possible de dormir, car parfois ce n’était pas très occupé, mais dans ce genre de situation, on n’y arrive pas toujours. La possibilité que quelque chose se produise vous reste toujours en tête, même si vous êtes probablement en sécurité. Lorsqu’on parle d’intervention en contexte de catastrophe, il n’y a pas de risque zéro.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Vous avez décidé d’aller en Ukraine après deux longues années de pandémie. En tant que médecin ici au Canada durant la COVID-19, à quoi ressemblait votre situation sur le plan du bien-être?

D^r Anthony Fong: Aussi stable que des montagnes russes. Je dirais qu’au tout début de la pandémie, en mars 2020, j’avais ce sentiment d’être plus utile que jamais, surtout au cours des premiers mois, parce qu’il y avait tant de choses à apprendre et que la situation évoluait constamment. Les médias parlaient de la COVID-19 comme quelque chose qui touchait la société dans tous ses aspects. Nous sommes passés par toute une gamme d’émotions.

D^r Anthony Fong: Sauf que rendu à un certain moment l’été dernier, j’ai eu envie de faire autre chose professionnellement, parce qu’on n’en voyait pas le bout – les conditions de travail sont assez difficiles, qu’on pense à l’obligation de travailler masqué avec une foule de gens dont vous n’avez peut-être jamais vu l’autre moitié du visage. Je suis sûr que beaucoup de travailleurs de la santé se reconnaissent dans ce genre de situation.

D^r Anthony Fong: En septembre 2021, j’ai donc décidé de me consacrer au journalisme. Je me suis alors inscrit pour obtenir une bourse de l’Université de Toronto et je suis passé à un horaire à temps partiel. Je crois que le raisonnement qu’on suit pour déterminer ce qui fait sens dans sa carrière change constamment, et que c’est normal, après quelques années à faire la même chose, de se remettre en question. Je suis le genre de personne qui doit faire des changements au bout d’un certain temps, parce que les circuits de récompense de mon cerveau ne répondent plus et que ma capacité à rester dans le même domaine et la même pratique plafonne.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Et de votre côté, Daniel?

D^r Daniel Kollek: Les circonstances me rappellent constamment que je suis un médecin plus âgé, comparativement à Anthony qui est plus jeune. Avant le déclenchement de la pandémie, je venais juste de passer à un horaire à mi-temps, et bien sûr, je me suis mis à travailler à temps plus que plein. Au début, ce n’était pas la panique, mais il y avait un besoin de mettre des choses en place. Avec l’Association canadienne des médecins d’urgence et un autre groupe, le Centre d’excellence en mesures d’urgence, nous avons commencé à publier une ou deux fois par semaine des lignes directrices sur la façon d’organiser un service d’urgence, de le diviser en zones chaudes et froides, et d’évaluer les patients au moins à partir d’une première série de critères généraux. Nous produisions continuellement de l’information, alors je n’avais pas vraiment le temps de paniquer lorsque j’étais épuisé. Je ne faisais que continuer à travailler à mes dossiers.

D^r Daniel Kollek: Pour moi, c’était une façon de faire face, du moins sur le plan émotionnel, aux événements qui se produisaient en Italie, qui étaient terrifiants. Je me suis aussi inquiété de ce que je pouvais ramener à la maison. Il fallait donc se changer et prendre sa douche au travail. Toute personne qui se sentait ne serait-ce que vaguement mal ne s’approchait pas de notre famille. Ça, c’était au début. Ensuite, comme pour toute chose, on s’habitue. Au bout d’un moment, le port du masque, la buée de l’écran facial qui vous obstrue la vue et la chaleur infernale sous la blouse sont devenus des irritants, ce qui est probablement un signe d’adaptation.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Dans cette série de balados, des invités nous ont dit que le travail de bureau ou le fardeau administratif entraîne souvent une érosion du sens que les médecins trouvent dans les soins aux patients. En quoi votre expérience en Ukraine et en Pologne était-elle différente de ce point de vue?

D^r Daniel Kollek: C’était merveilleux, car nous pouvions non seulement nous concentrer sur ce que nous considérions comme important, mais aussi retrouver ce qui nous a amenés vers les études en médecine à l’origine. Personne ne s’inscrit à l’école de médecine dans le but de remplir plus de dossiers; jamais personne ne vous dira ça. J’ai repensé à l’époque où les urgentologues de mon hôpital s’occupaient aussi des arrêts cardiaques, avant que nous ayons une équipe spécialisée. Quand une alerte d’arrêt cardiaque était déclenchée, les priorités devenaient soudainement parfaitement claires – nous n’avions qu’une chose à laquelle penser. Tout autre fardeau nous était enlevé.

D^r Daniel Kollek: Aussi curieux que ça puisse paraître, les arrêts cardiaques étaient, d’une certaine façon, parmi les moments les plus relaxants, parce que je ne pensais à rien d’autre. J’étais concentré sur une tâche et une seule, pour laquelle j’avais été formé, contrairement à toutes ces autres tâches qui nous épuisent, pour lesquelles nous n’avons jamais eu de formation et qui changent constamment. La médecine évolue beaucoup moins vite que les systèmes informatiques qu’il faut apprivoiser. J’ai donc trouvé que le fait de ne pas avoir à me soucier d’une foule de choses avait un effet libérateur. Oui, il fallait tenir des dossiers, car ce sont les normes de l’OMS, mais notre travail était axé sur les choses importantes, et non sur les 10 millions de renseignements démographiques qui ne changent pas vraiment l’évolution de l’état de santé du patient.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Et vous, Anthony, avez-vous trouvé que votre expérience en Ukraine a redonné du sens à votre travail?

D^r Anthony Fong: Je ne dirais pas que j’ai trouvé plus de sens dans mon travail en Ukraine pour des raisons liées aux dossiers médicaux électroniques (DME), parce que là-bas, c’était moi qui remplissais la plupart des dossiers, et le système de DME était comparable à celui que je connaissais. Je pense que les DME sont généralement considérés comme n’étant pas très conviviaux, et c’était la même chose avec ce système. On finit cependant par s’y habituer, et ça devient moins une source de distraction.

D^r Anthony Fong: Mais je suis d’accord avec Daniel : lorsque les choses se corsent, le fait de ne plus avoir à remplir les dossiers sur-le-champ m’enlève un poids énorme des épaules. C’est bon de savoir que tout le monde se parle et se regarde dans les yeux, et que les ordres que je donne sont entendus. Nous nous consultons sur la situation et arrivons à un consensus sur la chose à faire.

D^r Anthony Fong: Je pense à un exemple sur le terrain à Krakovets, dont j’ai parlé récemment dans un texte pour les médias. J’ai eu à m’occuper d’un jeune homme de 27 ans, qui venait de Kharkiv. Sa mère s’est présentée en larmes à notre clinique, à une heure du matin, disant que son fils faisait une crise d’épilepsie dans sa tente. Il faut savoir qu’à Krakovets, il y a une véritable ville de tentes où l’on trouve pêle-mêle toutes sortes d’ONG offrant du soutien ainsi que des familles qui ne peuvent pas traverser la frontière immédiatement, par exemple à cause de problèmes avec leurs papiers d’identité, ou encore qui pensent que c’est l’endroit le plus sûr pour le moment.

D^r Anthony Fong: Donc, en compagnie d’un de nos infirmiers d’urgence les plus expérimentés et de notre interprète, j’ai traversé la rue pour me rendre à cette tente. En entrant dans la minuscule tente circulaire, nous avons vu une douzaine de personnes debout, les yeux rivés sur cet homme de 27 ans qui était effectivement en train de faire une crise. Étant donné que nous n’avions pas à remplir de dossier à ce moment, l’intervention se résumait à évaluer le cas et à convenir d’un plan. Nous avons décidé de le mettre en position de récupération. Brandon, l’un de nos infirmiers chevronnés, est allé chercher un fauteuil roulant, et nous avons fait un plan pour l’évacuer de la tente et le placer dans une ambulance après une évaluation rapide.

D^r Anthony Fong: Nous l’avons ensuite amené à notre tente. Les convulsions se poursuivaient sans que nous puissions trouver le problème. Ce n’était pas la glycémie. Nous n’avions pas accès à un laboratoire. Il a fallu appeler l’ambulance ukrainienne. À son arrivée, nous avons administré une injection de benzodiazépines pour arrêter les convulsions, et on l’a transporté à l’hôpital. Le plus proche était à Lviv, à environ 70 kilomètres.

D^r Anthony Fong: Pendant ce temps, nous n’étions pas en train de noter tout ce que nous faisions. Dans ce genre de situation, par exemple, c’est comme si on se contentait de griffonner les résultats des signes vitaux sur une serviette de table. Les membres de l’équipe se parlent entre eux, et le dossier peut être rempli plus tard. Ça a été une expérience très enrichissante pour moi, car nous fournissions des soins d’urgence dans un contexte où ils étaient vraiment nécessaires. Si nous avions laissé cet homme dans la tente, il serait probablement mort. Et nous ne disposions pas de toutes les ressources d’un service des urgences du centre-ville de Vancouver. Mais c’est sans importance. Tout ce qui compte dans ce type de situation, c’est de communiquer avec les membres de l’équipe et de faire tout son possible.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Merci.

D^r Daniel Kollek: Anthony a dit quelque chose qui me rejoint : les membres de l’équipe se parlaient entre eux. La communication se faisait directement entre personnes, et non par l’intermédiaire d’un ordinateur. Un jour, je voyais des patients avec Teresa, une autre infirmière très expérimentée. En auscultant les poumons d’une personne, j’ai dit à haute voix qu’il y avait des crépitements. Teresa l’a entendu et déjà elle s’occupait de prendre les médicaments, parce qu’elle savait ce que j’allais faire. Nous nous sommes regardés et j’ai seulement hoché la tête, sans dire un mot. Une telle compréhension est d’une complexité et d’une profondeur qu’on ne voit pas dans les situations normales. Et c’est beaucoup plus satisfaisant sur le plan émotionnel.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Daniel, maintenant que vous êtes de retour au Canada, est-ce que votre expérience a eu pour effet de redonner du sens ou une raison d’être à votre travail?

D^r Daniel Kollek: Cette expérience m’a certainement permis de refaire le plein d’énergie. Ça m’a rappelé non seulement que ce que je fais aide les gens de manière significative, mais également à quel point nous sommes chanceux d’être loin de la guerre et de disposer d’autant de ressources. Tout ce contexte est important. Alors oui, de ce point de vue, ça m’a donné un nouvel élan.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Anthony, considérant qu’il s’agissait de votre première expérience en zone de conflit, quel effet cela a-t-il eu sur vous?

D^r Anthony Fong: Dans ce cas-ci, j’ai eu la chance d’apprendre par la pratique et « sur le tas », en quelque sorte. Je vois maintenant sous un tout autre œil la médecine de catastrophe, les interventions en zones sinistrées et le travail humanitaire au sens large, en tant que discipline. Parce qu’il en faut, de la discipline. Il faut suivre des normes et respecter un code d’éthique rigoureux, qui d’ailleurs est en cours de rédaction. Il y a aussi le guide Sphère, un document en ligne proposant un très bon code d’éthique qui est recommandé pour les travailleurs humanitaires.

D^r Anthony Fong: Au cours d’un seul déploiement, j’ai pu voir sur le terrain des choses exemplaires, mais aussi en même temps des choses tout à fait déplorables. J’ai donc vraiment compris l’importance de promouvoir le travail humanitaire en tant que discipline. Lorsque les gens apprennent que je suis allé en Ukraine et en Pologne pendant deux semaines, beaucoup me demandent ce qu’ils peuvent faire pour aider. Ma réponse à cette question a changé en raison de mon expérience. Il y a sur le terrain des ONG très bien intentionnées et bien organisées, mais aussi, comme nous l’avons vu, des initiatives humanitaires inefficaces, voire nuisibles – par exemple, des gens qui arrivent seuls, sans aucun soutien logistique, ou qui prennent les affaires des autres.

D^r Anthony Fong: Des boîtes de médicaments nous ont été volées, nous ne savons pas trop pourquoi. Il y avait des gens qui se faisaient concurrence pour faire du travail humanitaire. Nous avons constaté un manque de coordination, comme ça se produit dans beaucoup de zones sinistrées, mais d’expérience, c’est la première fois que ça atteignait une telle ampleur. Tout ça a comme effet de renouveler mon intérêt pour ce domaine au sens large. J’ai beaucoup de pain sur la planche, car je veux vraiment en apprendre le plus possible au cours des prochains mois, surtout si je décide de participer à nouveau à un déploiement semblable ou à une autre mission en zone de catastrophe.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Daniel, que diriez-vous à un médecin qui cherche à retrouver un sens à sa profession en dehors de son travail au quotidien? Est-ce que vous recommanderiez ce genre d’expérience?

D^r Daniel Kollek: Je lui recommanderais de faire quelque chose de significatif pour lui. Ce genre d’expérience est un exemple parmi d’autres, et je pense qu’on pourrait atteindre le même but en travaillant avec les personnes sans-abri ou défavorisées, ou avec des réfugiés qui s’installent dans votre communauté. Beaucoup de gens ont besoin de notre aide, et en tant qu’urgentologues, nous jouons un rôle important et sommes particulièrement qualifiés pour leur offrir une vaste gamme de soins primaires intensifs. Pas nécessaire d’aller à l’autre bout du monde pour ça.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Merci à vous deux de nous avoir raconté votre expérience, et aussi pour le travail important que vous faites.

D^r Daniel Kollek: Merci, Caroline.

D^r Anthony Fong: Un grand merci, Caroline. Ça a été un réel plaisir de participer à votre émission.

D^re Caroline Gérin-Lajoie: Les D^rs Anthony Fong et Daniel Kollek sont urgentologues, respectivement à Vancouver et à Hamilton. Le balado Pensons santé est produit par PodCraft Productions. Pour obtenir des ressources, des outils et des études en lien avec les sujets abordés aujourd’hui, rendez-vous sur le Carrefour AMC du bien-être des médecins sur le site amc.ca. Par ailleurs, nous aimerions connaître votre opinion sur notre balado. N’hésitez pas à laisser une évaluation ou un commentaire sur votre plateforme d’écoute préférée. Je suis la D^re Caroline Gérin-Lajoie. Merci à toutes et à tous pour votre attention!