Quand on dit « amélioration de la productivité » dans les soins de santé, on a parfois l’impression d’entendre « faire plus avec moins » –, une pilule difficile à avaler pour les travailleurs et travailleuses de première ligne qui doivent composer avec l’augmentation de la patientèle, la complexité croissante des soins, la rareté des ressources et la pénurie de personnel.
Le système de santé canadien est inefficace. En plus d’être enchaînés à des télécopieurs, les professionnels et professionnelles de la santé sont aux prises avec des dossiers médicaux électroniques (DME) cloisonnés « qui ne se parlent pas ». Des rapports sont perdus, des demandes nous reviennent comme un boomerang et les tâches administratives redondantes grugent le temps précieux des médecins. Pas étonnant que près de la moitié des médecins du Canada déclarent souffrir d’épuisement professionnel.
En tant que médecin de famille, je peux témoigner des frustrations qu’engendre notre système actuel. Chaque jour, je dois parcourir un dédale de plateformes, de télécopies et d’appels téléphoniques qui n’ont aucun lien logique entre eux pour faire en sorte que mes patients et patientes reçoivent les soins requis. La promesse liée à l’interopérabilité des DME – un rêve auquel je croyais naïvement il y a 20 ans – n’a toujours pas été réalisée.
Mais l’amélioration de la productivité ne signifie pas pousser les médecins à travailler plus fort ou les pénaliser pour ne pas avoir respecté des normes administratives impossibles. Nous sommes aux prises avec une inefficacité systémique, et si nous voulons y remédier, il nous faut créer des systèmes qui fonctionnent plus intelligemment.
Les technologies émergentes comme l’intelligence artificielle (IA), les demandes de consultation par voie électronique et les plateformes de soins virtuels présentent un potentiel énorme pour transformer la prestation des soins de santé. Par exemple, on a démontré que la transcription numérique assistée par l’IA peut réduire le temps consacré aux tâches administratives de 90 %, ce qui permet aux médecins de passer plus de temps avec leur patientèle.
Il faut toutefois nous montrer prudents devant la promesse technologique. Des systèmes mal conçus peuvent devenir des obstacles plutôt que des solutions. Les connexions multiples, les interfaces non intuitives et les flux de production excessivement complexes peuvent engendrer un sentiment d’exclusion chez les médecins et aggraver l’épuisement professionnel. Pire encore, lorsque la technologie ne parvient pas à gérer l’interopérabilité – quand la circulation entre les systèmes n’est pas fluide –, ce sont les patients et patientes et les prestataires de soins de santé qui doivent recoller les morceaux.
Si l’IA doit jouer un rôle central dans la révolution de la productivité des soins de santé, elle doit également gagner la confiance des médecins et de leur patientèle. Pour cela, il faut répondre aux préoccupations essentielles concernant la sécurité des données, le consentement éclairé et la transparence. Les mesures législatives comme la Loi canadienne sur l’intelligence artificielle et les données (LIAD) représentent un pas dans la bonne direction, mais nous devons aller plus loin et veiller à ce que ces outils soient conçus conjointement avec les médecins et qu’ils correspondent aux flux de travail concrets.
La technologie n’est pas non plus la seule solution : l’une des voies les plus prometteuses est le recours à la prestation de soins en équipe. En passant des modèles impliquant les médecins seulement à des équipes interdisciplinaires, nous pouvons atténuer la pression sur les médecins tout en augmentant la capacité du système. Par exemple, il a été démontré que les centres de médecine de famille réduisent les visites à l’urgence et améliorent la prise en charge des maladies chroniques tout comme les résultats globaux pour la patientèle.
L’adoption de ce modèle nécessitera cependant un changement de culture. Les médecins doivent accepter de partager le pouvoir de décision avec leurs collègues, et les membres des équipes ont besoin d’outils de communication fiables et de protocoles clairs pour collaborer efficacement.
Pour réparer le système, il faut aussi s’attaquer à l’ampleur du fardeau administratif imposé aux médecins. De simples changements dans les politiques – comme l’élimination des attestations de maladie pour les maladies de courte durée ou la rationalisation des formulaires fédéraux – peuvent avoir un énorme impact.
Mais surtout, l’amélioration de la productivité ne doit pas se faire au détriment du bien-être des médecins. L’épuisement professionnel n’est pas seulement un problème personnel, mais une menace systémique. Les médecins qui souffrent d’épuisement professionnel sont plus susceptibles de travailler moins d’heures, de prendre une retraite anticipée ou de quitter carrément la profession, ce qui aggrave d’autant plus les pénuries auxquelles on cherche à remédier avec les initiatives visant à augmenter la productivité.
Il faut à tout prix offrir des modalités de travail flexibles, des ressources en santé mentale et une culture de travail qui valorise la dimension humaine des soins. La productivité ne consiste pas à inciter les médecins à travailler plus fort; il s’agit de créer des milieux qui leur permettent de s’épanouir.
Des pays comme le Danemark permettent d’entrevoir diverses solutions possibles : des plateformes électroniques intégrées, un échange de données fluide et des modèles de soins en équipe qui misent sur les résultats plutôt que sur le volume. En s’inspirant de ces exemples, en investissant dans une infrastructure de santé numérique et en favorisant une collaboration décloisonnée, le Canada peut bâtir un système de santé qui est non seulement plus efficace, mais aussi plus bienveillant et durable.
Nous avons encore beaucoup de chemin à parcourir, mais la destination – soit un système de santé qui fonctionne pour tout le monde – en vaut la peine. Pour y parvenir, nous devons favoriser l’innovation, la collaboration et, surtout, le bien-être de ceux et celles qui soignent la population. C’est le seul moyen qui nous permettra de travailler plus intelligemment, et non plus fort. En d’autres mots, travailler mieux, et non plus.
Dre Kathleen Ross
Cet article a été publié initialement dans le site Web journalistique Healthy Debate.