Association médicale canadienne

Partir ou rester? En pleine crise des soins de santé au Canada, voilà la question que se posent de nombreuses personnes dans le domaine de la santé. 

Dans un sondage mené en mai 2023 par le Collège des médecins de famille de l’Ontario, 65 % des médecins ont mentionné leur intention de quitter la médecine familiale en cabinet ou de réduire leurs heures de travail au cours des cinq prochaines années. 

Les résultats du Sondage national de l’AMC sur la santé des médecins de 2021 indiquaient que 51 % des médecins en exercice ayant répondu étaient susceptibles ou très susceptibles de réduire ou de modifier leurs heures de travail clinique au cours des deux années suivantes. 

Les taux élevés d’épuisement professionnel et de dépression ainsi que le faible indice d’épanouissement professionnel font partie des explications possibles. 

Alors, pourquoi continuer d’aller travailler? 

L’AMC s’est entretenue avec la Dre Jillian Horton, médecin primée, auteure et experte en santé et en bien-être des médecins, avant son passage à la Conférence canadienne sur la santé des médecins (CCSM) 2023, qui se tiendra à Montréal. 

Jillian Horton head shot

Vous animez un débat sur le dilemme entre quitter la profession médicale ou y rester. Si vous deviez faire valoir qu’il est préférable de partir, que diriez-vous?  

L’un des défis de la médecine réside dans le fait que nous nous sommes toujours beaucoup appuyés sur l’idée du sacrifice – on demande aux gens de continuellement s’investir corps et âme pour assurer la survie du système de santé. La pandémie nous a montré qu’il n’y a pas nécessairement de fin à cet état d’urgence chronique. Sans une transformation complète de la stratégie, un nouveau type de leadership et une révision des priorités en ce qui concerne la prestation des soins aux patients et patientes, rien ne changera.

Je pense que les médecins en sont venus à se dire : « Je n’ai qu’une vie à vivre, et voilà ce que j’en fais? Pourrai-je un jour en faire assez en consacrant tout ce temps et cette énergie aux soins de santé, alors que je pourrais peut-être diriger mes efforts ailleurs? » 

Pourquoi les médecins devraient-ils rester? 

Je pense que la plupart d’entre nous savent que dans les bonnes journées, la médecine est un formidable choix de vie. Et par « bonnes journées », je ne parle pas des journées particulièrement productives, extraordinaires ou faciles. Je parle des journées où nous trouvons un sens à notre travail, où nous avons l’occasion de poser un geste qui correspond à notre vraie raison d’être, à la véritable raison pour laquelle nous avons choisi cette profession.

Un travail porteur de sens peut nous satisfaire tout au long de notre carrière, pourvu que les conditions de travail nous permettent à la fois de survivre et de nous épanouir. 

Inscrivez-vous à la CCSM 2023, qui se tiendra les 3 et 4 novembre  

Dans votre livre intitulé We Are All Perfectly Fine, vous parlez du système de santé « défectueux ». En quoi cette défectuosité nuit-elle à la capacité des médecins de s’épanouir? 

Le dysfonctionnement actuel du système de santé est en partie attribuable au modèle de leadership, d’organisation et de prestation des soins de santé, ainsi qu’au manque de lien et de communication au sein des environnements de travail. Ce qui draine le plus les médecins, c’est le fardeau administratif : la répétition de tâches administratives qui pourraient être effectuées par des gens qui n’ont pas eu à acquérir nos compétences.

Nous perdons tellement d’énergie mentale et physique, de compétences et de temps à effectuer ces tâches que lorsque vient le moment de prodiguer des soins cliniques, parfois la tête n’y est plus.

Cette situation ne sert pas les intérêts de la patientèle, et c’est vraiment démoralisant pour les médecins. 

« La patientèle souffre aussi de l’épuisement professionnel des médecins, tout comme les organisations. Voilà entre autres pourquoi ce sentiment d’accomplissement professionnel est si important. » 

Que devraient savoir les étudiants et étudiantes en médecine avant de se lancer dans cette carrière?  

Les étudiants et étudiantes auraient intérêt à réfléchir aux aspects de leur formation qui leur procurent le plus grand sentiment d’accomplissement, que ce soient les interventions, l’atténuation d’un problème systémique, la recherche clinique ou la relation avec les patients et patientes. En trouvant un sens à ce que l’on fait, on se prémunit un peu contre l’épuisement professionnel. Ce n’est pas une solution miracle, mais sans ça, quand on ne trouve plus aucun sens à son travail et qu’on se détache de sa raison d’être, on est vraiment sur la mauvaise voie. 

Le Sondage national de l’AMC sur la santé des médecins indique que les femmes, les médecins résidents et médecins résidentes, les proches aidants et proches aidantes d’un enfant ou d’un parent ainsi que les personnes qui travaillent dans une région rurale ou éloignée sont beaucoup moins satisfaits de leur rôle ou de leur poste de formation actuel et affichent des résultats inférieurs en matière de bien-être. Existe-t-il une solution particulière pour retenir ces groupes à risque? 

Il faut d’abord valider leurs expériences en médecine. Nous devons établir le dialogue à l’échelle nationale, et les responsables de la santé doivent énoncer la réalité telle qu’elle est : ce n’est pas qu’une opinion, c’est un phénomène réel et indéniable, qui nous touche quand on est une femme en médecine dans un système traditionnellement patriarcal, quand on est une personne racisée entourée de pairs qui ne font pas partie des communautés noires, autochtones et de couleur et qui n’ont aucune idée du fardeau supplémentaire que l’on porte, quand on a un handicap et qu’on a l’impression de devoir le cacher ou « faire avec » dans un environnement impitoyable où les mesures d’adaptation appropriées ne sont pas toujours mises en place.

Nous avons besoin de l’AMC et d’autres organisations nationales pour diriger et normaliser ces conversations, et nous devons ensuite adapter les politiques en conséquence. Nous arrivons parfaitement à créer des normes pour beaucoup d’autres aspects de la médecine, mais n’avons toujours pas établi de pratiques équitables pour de nombreux groupes. 

L’un des objectifs prioritaires de l’AMC est la promotion de la sécurité physique, psychologique et culturelle des professionnels et professionnelles de la santé. Quel rôle la sécurité joue-t-elle dans le maintien en poste des médecins? 

Commençons par la sécurité physique. Pour certaines personnes en médecine, la sécurité physique n’est pas un acquis. Dans les services d’urgence, par exemple, les membres du personnel subissent toutes sortes d’agressions et parfois des menaces, ce qui nuit énormément à l’accomplissement de leurs tâches et les fait parfois douter du sens profond de leur travail. Le manque de sécurité psychologique et culturelle présente le même genre de danger, même si nous avons parfois du mal à le comprendre ou à l’admettre. 

Fait à noter : les études démontrent que les personnes les plus empathiques – celles qui sont les mieux placées pour nous offrir, à nous et à notre famille, des soins empreints de compassion – sont aussi les personnes qui souffrent le plus de travailler dans des environnements où règnent l’impolitesse, la cruauté envers autrui et le manque de respect. 

L’autre chose que nous savons, c’est que dans un environnement culturellement sécuritaire, les patients et patientes reçoivent des soins de meilleure qualité et s’en sortent mieux. Et, comme nous le disons toujours en médecine, l’une de nos priorités est l’« excellence », notamment dans les soins, ce qui passe nécessairement par des milieux de travail sécuritaires sur les plans culturel et psychologique. 

L’abordabilité et le logement occupent une place majeure dans le discours public en ce moment. En quoi l’épanouissement professionnel des médecins est-il important dans ce contexte? 

Je crois que nous devons montrer au public pourquoi cette question est si importante. Les gens doivent comprendre que dans un milieu de travail défavorable, les médecins peuvent avoir du mal à offrir des soins qui soient satisfaisants à la fois pour eux-mêmes et pour la patientèle, dans le respect des principes fondamentaux de la médecine. Cela peut nuire à leur épanouissement personnel et professionnel.

On ne parle donc pas ici de gains financiers ou du niveau de satisfaction des médecins par rapport à leurs revenus. On parle de leur satisfaction sur le plan professionnel, de la fierté du devoir accompli. Accorde-t-on aux médecins assez de temps pour faire tout ce qu’il y a à faire dans une journée de travail clinique ou y a-t-il un risque d’oublis? Les charges cognitives et émotionnelles sont-elles trop lourdes?

Sans satisfaction au travail, les médecins ne pourront plus continuer de se donner à 110, 150 ou 200 pour cent – ce que leur demande le système de santé. La patientèle souffre aussi de l’épuisement professionnel des médecins, tout comme les organisations.

Voilà entre autres pourquoi ce sentiment d’accomplissement professionnel est si important. Il nous donne une vision à atteindre qui nous aide à garder le cap et à tenir bon quand nous n’en pouvons plus de la défaillance du système de santé. 

La transcription de l’entrevue a été retouchée pour plus de concision et de clarté. 


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