Les soins en équipe peuvent améliorer l’accès des patients et atténuer la pression subie par les médecins de famille.
Pourtant, dans une enquête menée auprès de plus de 9 000 Canadiennes et Canadiens, seuls 15 % des personnes interrogées ont déclaré avoir accès à des professionnels de la santé autres que des médecins, du personnel infirmier ou du personnel infirmier praticien dans leur clinique de soins de santé primaires.
Cette enquête s’inscrit dans le cadre de NosSoins, un projet national qui vise à mobiliser le public sur l’avenir des soins primaires au Canada et que dirige Tara Kiran, titulaire de la chaire Fidani en amélioration et en innovation à l’Université de Toronto et médecin de famille au sein de l’équipe universitaire de santé familiale de l’Hôpital St. Michael’s.
L’AMC s’est entretenue avec la Dre Kiran, qui explique pourquoi il faut accroître les soins en équipe au Canada, et comment faire pour les rendre universels.
Nous traversons une crise des soins primaires : six millions de Canadiens n’ont pas de médecin de famille. Pourquoi parler des soins en équipe?
Oui, les soins primaires sont en crise. Alors qu’ils sont la porte d’entrée du système de santé, les tendances démographiques pour les médecins et la population montrent qu’il y aura une pénurie de médecins de famille pendant des années.
C’est là que les soins en équipe entrent en jeu. Nous devons bâtir un système qui améliore la capacité des médecins de famille et des autres omnipatriciens en exercice afin d’accroître leur patientèle potentielle.
En quoi les soins en équipe peuvent-ils améliorer la capacité en soins primaires?
Tous les problèmes ne relèvent pas d’un médecin de famille. Par exemple, le personnel infirmier peut généralement prendre en charge les personnes diabétiques ayant une glycémie stable. Les physiothérapeutes sont aussi plus que capables d’évaluer les troubles musculosquelettiques, et les travailleurs sociaux peuvent aiguiller les aînés vers certains programmes communautaires comme l’aide alimentaire.
Nous devons vraiment repenser la structure des soins primaires pour optimiser l’utilisation des compétences des médecins comme des autres professionnels de la santé.
Regardez la présentation de la Dre Tara Kiran sur NosSoins lors du Sommet de l’AMC sur la santé 2023
Faudrait-il augmenter le nombre de médecins de famille?
Même après une résidence en médecine de famille, les médecins de famille ne s’installent pas forcément dans un cabinet pour traiter des patients de la naissance à la mort. Beaucoup de jeunes médecins préfèrent se tourner vers la médecine d’urgence, le milieu hospitalier ou les soins palliatifs. Pourquoi? Parce qu’ils n’ont pas envie de subir les désagréments de la gestion d’une petite entreprise, parce qu’ils souhaitent travailler dans un environnement bienveillant et ne pas rapporter du travail à la maison, et parce qu’ils veulent pouvoir prendre des congés parentaux ou des vacances, ce qui peut être difficile en cabinet.
Avec une équipe, tout ne repose plus sur les épaules d’une seule personne. Il est possible de discuter de cas difficiles avec des collègues, qui peuvent aussi soutenir les patients de différentes façons. Les vacances deviennent possibles, puisque les patients ont quand même une prise en charge.
Les soins en équipe peuvent être source d’une plus grande joie au travail pour les professionnels de la santé.
À quoi ressembleraient les soins en équipe idéaux au Canada?
Les soins en équipe peuvent prendre de nombreuses formes. Dans les soins primaires, beaucoup d’études se concentrent sur les équipes interprofessionnelles, qui rassemblent au moins deux professionnels de la santé d’horizons différents travaillant régulièrement ensemble pour prendre soin d’un groupe commun de patients. Le mieux, c’est lorsque ces professionnels mettent en commun leurs locaux et leurs dossiers médicaux et acceptent volontiers de se remplacer.
Au Canada, les équipes interprofessionnelles comprennent souvent des médecins et du personnel infirmier praticien qui collaborent avec d’autres professionnels de la santé comme des travailleuses ou travailleurs sociaux, des diététistes et des pharmaciennes et pharmaciens. Je travaille au sein d’une très grande équipe de santé familiale en Ontario, et nous comptons même dans nos rangs des psychologues, des physiothérapeutes, des podiatres et des intervenantes et intervenants en promotion de la santé par la sécurité du revenu.
C’est formidable, mais ce n’est pas la norme. Est-ce que les soins en équipe prennent de l’essor au Canada?
Les modèles de soins en équipe se diffusent lentement, en particulier en Ontario et au Québec. Environ 25 % de la population en Ontario a accès à une équipe de soins primaires, généralement une équipe de santé familiale ou une équipe travaillant au sein d’un centre de santé communautaire, tandis que 65 % des Québécois ont accès à un groupe de médecine familiale.
Découvrez pourquoi le Canada a besoin de (beaucoup) plus de soins en équipe
Les médecins sont plus satisfaits au travail quand ils voient que leurs patients se portent mieux. Pouvez-vous présenter les données sur les soins en équipe et l’évolution de l’état de santé?
J’ai mené quelques études sur les soins en équipe en Ontario. Nous avons remarqué que les patients recevant des soins selon le modèle en équipe étaient plus susceptibles de se faire prescrire les tests recommandés pour le dépistage du diabète et du cancer. Par ailleurs, dans cette province, nous avons constaté que l’augmentation générale des consultations aux urgences était moindre pour les personnes suivies par une équipe que pour les autres patients.
Parlons de ce que veulent les patients. Qu’avez-vous découvert dans le cadre de NosSoins?
Malgré l’accès très limité aux soins en équipe au Canada, 90 % des participants à l’enquête ont affirmé être disposés à consulter un professionnel de la santé autre qu’un médecin si leur médecin de famille le recommandait, et plus de 90 % accepteraient qu’un infirmier praticien ou une infirmière praticienne assure la plupart de leurs soins, ce qui témoigne de l’adhésion aux soins en équipe.
Nous avons organisé des discussions approfondies avec le public dans quatre provinces et, pour chacune d’entre elles, le public était grandement en faveur des soins en équipe. Il y avait un fort engouement pour le modèle de centre de santé communautaire : les médecins y sont salariés et collaborent avec de nombreux autres professionnels de la santé, la communauté peut établir sa propre approche de gouvernance et les équipes travaillent avec des organismes de services sociaux locaux.
La recommandation la plus audacieuse issue de nos discussions était probablement l’adoption d’un système semblable à celui des écoles publiques qui inscrirait automatiquement chaque personne à une équipe de santé dans sa communauté. Les membres du public ont toutefois précisé qu’ils voulaient conserver une certaine liberté, en choisissant par exemple un professionnel de la santé au sein d’une équipe communautaire.
L’AMC a demandé l’élargissement des soins en équipe pour que 50 % de la population y ait accès dans cinq ans, et 80 % dans dix ans. Quels sont les obstacles?
Je crois que le financement est l’obstacle principal. L’intégration de nouveaux membres dans les équipes et les infrastructures connexes comme les dossiers médicaux partagés et l’encadrement coûtent cher.
Un autre obstacle, c’est que les médecins peuvent se sentir menacés à l’idée que d’autres personnes remplissent leurs fonctions. Je crois toutefois qu’il n’y a aucune inquiétude à avoir. Une personne sur cinq au pays n’a pas de médecin de famille, et nous n’allons pas former assez de médecins dans les années à venir pour répondre à ce besoin; nous devons donc réfléchir à des façons différentes de résoudre cette crise.
Il faut aussi plus de données probantes sur le type et le nombre de professionnels à inclure dans les équipes pour améliorer les résultats cliniques et accroître la capacité des professionnels de la santé à prendre soin de plus de personnes.
Comment les soins en équipe changeront-ils la façon dont les médecins travaillent?
Les soins en équipe exigent un changement de culture, comme la conception d’une clinique pour servir la communauté au sens large, plutôt que des patients individuels, ou la définition des programmes et des politiques de la clinique de façon collective. Des protocoles permettant aux patients de consulter d’autres professionnels de la santé sans forcément passer par un médecin doivent aussi être mis en œuvre.
En fin de compte, les soins en équipe nous obligent à renoncer à une partie de notre autonomie pour bénéficier de plus de soutien.
Personnellement, je pense que les avantages l’emportent sur les inconvénients. L’un des aspects démoralisants de la médecine familiale actuelle, c’est qu’il est parfois très difficile d’orienter les patients vers les soins adéquats, en particulier en santé mentale et en toxicomanie. La charge de travail peut être si importante qu’il est difficile de prendre des vacances. Les équipes peuvent atténuer ces problèmes.
La transcription de l’entrevue a été retouchée pour plus de clarté.