Poussée à bout, la communauté médicale ressent fortement les effets de l’épuisement professionnel. Le taux d’épuisement des médecins a presque doublé entre les deux éditions du Sondage national sur la santé des médecins (SNSM) menées par l’Association médicale canadienne (AMC) en 2021 et 2017, 53 % des médecins ayant déclaré se sentir très épuisés l’an dernier. Les médecins travaillant en régions rurales et éloignées sont particulièrement vulnérables à ce chapitre.
Dans le dernier SNSM, les médecins exerçant en régions rurales et éloignées ont été considérablement plus nombreux que les médecins en milieu urbain ou en banlieue à signaler des symptômes dépressifs, des symptômes d’anxiété modérés à graves et des idées suicidaires (au cours de leur vie). Ils ont également obtenu un indice d’épanouissement professionnel (satisfaction professionnelle et sens donné au travail) beaucoup plus faible que leurs homologues des régions urbaines et des banlieues.
Ce qui manque à ces statistiques, c’est le contexte du quotidien d’un médecin en région rurale ou éloignée. Ce sous-groupe est régulièrement confronté à des manques de ressources souvent vitales; le sort d’un service des urgences peut littéralement reposer sur les épaules d’une seule personne. Trois médecins en régions rurales, la Dre Sarah Lespérance, le Dr David Bradbury-Squires et la Dre Sarah Giles, expriment leurs points de vue afin d’attirer l’attention sur leurs défis et les façons de mieux soutenir les communautés rurales.
Une accélération préoccupante du déclin des soins de santé
Les régions rurales sont celles qui comptent moins de 10 000 habitants; les ressources et les soins médicaux spécialisés y sont limités, ou il faut parcourir d’importantes distances pour y accéder. On parle de médecine en région éloignée lorsque des soins médicaux sont prodigués dans des endroits ou à des moments où le transfert de patients ou l’accès à des ressources et à des soins spécialisés en temps voulu est hautement risqué ou impossible.
Distinguer la médecine en région rurale de la médecine en région éloignée est la première étape pour comprendre les circonstances potentiellement désastreuses que peuvent entraîner les pénuries de personnel en santé et l’épuisement professionnel pour certaines communautés.
Selon l’Institut canadien d’information sur la santé, la profession médicale canadienne comptait environ 8 % de médecins exerçant en région rurale en 2020 (~7 000, comparativement à ~84 000 médecins exerçant en milieu urbain).
« Les défis liés aux pénuries dans les régions urbaines sont amplifiés dans les communautés rurales, pas seulement pour les médecins, mais également pour tout le personnel, indique la Dre Lespérance, médecin généraliste en milieu rural établie à Petitcodiac, au Nouveau-Brunswick, et présidente de la Société de la médecine rurale du Canada (SMRC). De plus en plus, on voit des services des urgences fermer parce qu’il manque de main-d’œuvre. »
Les médecins en région rurale sont sollicités de manière disproportionnée. Ils exercent souvent dans plusieurs communautés où ils sont parfois l’une des rares ressources à pouvoir fournir des soins, leurs compétences étant plus généralistes. C’est souvent pour avoir l’occasion d’acquérir de l’expérience et des compétences plus vastes que ces médecins choisissent des régions rurales ou éloignées. La possibilité de fournir des services importants à des populations mal desservies est pour eux un autre facteur de motivation majeur.
Pour le Dr Bradbury-Squires, urgentologue et médecin de famille en milieu rural établi à Grand Falls-Windsor, à Terre-Neuve-et-Labrador, ce choix répondait à des intérêts personnels et professionnels. « La médecine de famille m’a toujours interpellé, dit-il. J’ai flirté avec pratiquement toutes les spécialités à la faculté de médecine et l’urgence m’a séduit parce qu’elle me permettait de voir des manifestations aiguës en lien avec chacune d’elles – parfois toutes en même temps ou au cours d’une même journée. »
Le Dr Bradbury-Squires et sa femme – elle aussi médecin – ont grandi à Terre-Neuve-et-Labrador, et ont décidé de s’y établir pour être proches de leur famille et redonner à leur communauté. « Pour moi, l’un des grands avantages des spécialités plus générales comme la médecine de famille et l’urgence, c’est de pouvoir vivre et travailler là où je le souhaite, explique-t-il. Et je voulais être proche de ma famille. De plus, j’exerce dans la communauté où j’ai effectué ma formation médicale, dans un milieu où je suis si bien accueilli. J’enseigne également dans la région pour offrir aux résidentes et aux résidents en médecine une expérience de qualité comparable à celle que j’ai vécue ici. »
Dans un contexte de rémunération à l’acte, les médecins sont peu motivés à prendre des charges de travail supplémentaires. Et compte tenu de l’ampleur des contraintes qui pèsent sur le système de santé actuel, ils sont encore moins enclins à « donner ».
« Je travaille au service des urgences, où je suis essentiellement payé à l’heure et non à l’acte, poursuit le Dr Bradbury-Squires. Que j’aie ou non un étudiant ou une étudiante avec moi, ça n’a aucune incidence sur mon salaire. Mais pourquoi un collègue qui doit payer des frais généraux et qui a des dettes à rembourser prendrait-il quelqu’un sous son aile en sachant qu’il risque de subir une baisse de revenu? Et si cette personne est déjà au bord de l’épuisement professionnel, comment peut-on s’attendre à ce qu’elle accepte d’en faire plus? »
Il explique que le manque de précepteurs et d’autres ressources humaines dans l’ensemble du secteur des soins de santé est le problème le plus pénible qui affecte les médecins (et, en fin de compte, les soins aux patients). S’il avait à choisir un seul qualificatif pour décrire la situation, il dirait qu’elle est plutôt « sombre ».
« La pandémie semble avoir accéléré les processus systémiques déjà en cours, ajoutant de l’huile sur le feu de l’épuisement professionnel, indique le Dr Bradbury-Squires. On en vient à se dire qu’on n’a plus grand-chose à offrir et qu’on devrait peut-être faire une pause de la médecine pour pouvoir mener une vie plus saine et plus heureuse. »
Inévitablement, le moment vient où il apparaît que peu importe les efforts déployés, ils ne suffiront pas à résoudre les problèmes qui minent le système de soins de santé au pays.
Porter le poids de nombreuses communautés
La Dre Sarah Giles pratique la médecine de famille, d’urgence et humanitaire et est établie à Kenora, en Ontario. Elle a décidé d’exercer en région rurale et éloignée après un été dans les Territoires du Nord-Ouest, où elle a pu entrevoir ce à quoi pouvait ressembler sa carrière.
« Entre ma deuxième et ma troisième année de médecine, dit-elle, je suis allée dans le Nord durant l’été et j’ai suivi un médecin qui couvrait sept collectivités éloignées accessibles en avion seulement et qui était tout simplement exceptionnel. Encore aujourd’hui, j’éprouve une grande admiration pour lui. À son contact, j’ai compris ce que je voulais faire. »
La Dre Giles se passionne pour l’aide aux communautés rurales et éloignées en raison des inégalités qui nuisent à l’état de santé de groupes souvent marginalisés. Cela l’a amenée à travailler avec Médecins sans frontières et à faire de la suppléance à long terme partout au Canada.
« Je tire une grande satisfaction du fait d’offrir des soins à des personnes qui ont divers obstacles à surmonter, poursuit-elle. Je considère que je remplis mon devoir moral en mettant mes compétences au service des populations qui en ont le plus besoin. Mais, bien entendu, cela peut mener à de l’épuisement professionnel. »
Depuis son port d’attache central à Kenora, elle prodigue des soins à 12 autres communautés. Les patients doivent parcourir de grandes distances, parfois par hélicoptère. Le centre de soins tertiaires le plus proche en Ontario se trouve à plus de 500 kilomètres. Bien que Winnipeg, au Manitoba, soit plus proche, à deux heures et demie de route, les patients évitent d’y aller pour éviter le cauchemar administratif des soins interprovinciaux. Par ailleurs, peu d’ambulances sont disponibles, et la possibilité de se déplacer par avion ou par hélicoptère dépend largement des conditions météorologiques capricieuses dans le nord-ouest de l’Ontario. Ces difficultés sont accentuées par le manque généralisé de personnel qui touche tous les moyens de transporter les patients en cas de besoin.
Avant la pandémie, la Dre Giles faisait de la suppléance, offrant une solution temporaire aux communautés. Mais cela est ensuite devenu de plus en plus difficile, compte tenu des exigences de quarantaine et des restrictions de voyage, et le bassin de médecins suppléants disponible pour remplacer des collègues dans l’impossibilité de travailler s’est vite asséché. C’est ce qui a amené la Dre Giles à s’établir à Kenora, où elle travaille surtout au service des urgences, mais également environ quatre semaines par année auprès des patients hospitalisés; elle tient aussi un rôle administratif de liaison entre la communauté médicale et une faculté de médecine.
Ressource essentielle dans la communauté, elle assure souvent la première et la dernière « ligne de défense ».
« Je ne cesse de me dire que si je tombe malade, nous pourrions devoir fermer notre service des urgences », dit-elle, en précisant qu’elle travaille parfois la nuit sans infirmière d’urgence à cause des pénuries.
« C’est un dilemme moral, pense-t-elle. Doit-on se tuer à la tâche? En venir à haïr son travail ou sa vie et à en tomber malade? Ou établit-on des limites pour préserver sa santé et rendre la situation plus viable, au risque de devoir fermer un service des urgences, ce qui pourrait avoir une incidence désastreuse sur d’autres personnes? »
Un décalage entre ce qui est possible et ce qui est nécessaire
Les trois médecins ressentent la pression de devoir en faire plus malgré la diminution rapide des ressources. C’est ce qui a amené le Dr Bradbury-Squires à exercer dans une clinique sans rendez-vous pour combler les lacunes en matière de soins – en plus de son travail au service des urgences et de ses tâches d’enseignement.
« En tant qu’urgentologue, dit-il, je suis mal outillé pour traiter des problèmes chroniques qui nécessitent un suivi externe étroit. En théorie, certains patients devraient être pris en charge par des spécialistes, mais quand ces derniers sont à quatre heures de route et que les patients ne peuvent pas les voir, ça fait mal. On fait tout ce qu’on peut d’un point de vue médical. Après, on n’y peut plus rien, si ce n’est conduire nous-mêmes le patient chez le spécialiste. »
C’est pourquoi le Dr Bradbury-Squires a commencé à travailler dans une clinique sans rendez-vous; il peut ainsi s’assurer que ses patients du service des urgences qui n’ont pas de médecin de famille reçoivent leurs soins de routine et des soins qui sont plus urgents. C’est un autre aspect de la médecine en région rurale qui illustre les circonstances déplorables auxquelles sont parfois confrontés les patients et les médecins.
Pour le Dr Bradbury-Squires, l’épuisement professionnel découle de l’écart constant entre ce qu’une personne peut faire et ce qu’elle pense qui doit être fait. « C’est une succession de préjudices moraux, ou une perception d’être incapable de réussir dans la vie ou au travail. On devient lentement de plus en plus désabusé et de moins en moins capable de faire preuve de compassion, ce qui finit par donner carrément envie de quitter la profession. »
Les effets de l’épuisement professionnel sont ressentis non seulement par les médecins, mais également par leurs conjoints, leurs enfants et d’autres membres de la famille, pour qui la vie en région rurale a nécessité de l’adaptation et des sacrifices. Adultes et enfants doivent souvent composer avec des possibilités limitées en matière d’emploi, d’éducation et de loisirs. De plus, la situation a été exacerbée pour eux ces dernières années avec la pandémie, car les mesures de quarantaine, les horaires intensifs, le traumatisme collectif et le harcèlement ont bouleversé le quotidien des médecins.
« Les conjoints de médecins, surtout ceux qui sont à la maison avec de jeunes enfants, se sentent parfois très isolés, précise la Dre Giles. L’impossibilité de voir la famille et les amis accentue la pression. C’est plus facile quand le climat est agréable, mais les hivers sont rudes ici. Nous sommes proches de Winnipeg. On n’emmène pas un enfant de six mois dehors en février pour jouer avec un ami. »
La Dre Lespérance indique que son mari fait partie du réseau de soutien aux conjoints de la SMRC depuis plusieurs années. Elle estime que ce réseau est essentiel pour offrir un soutien moral et permettre de tisser des liens. Outre son rôle au sein de l’organisation, elle écrit sur la résilience, un sujet qu’elle étudie dans une optique d’introspection et de réflexion sur l’épuisement professionnel et le bien-être. « Pour bien traiter de ces sujets, verbalement ou à l’écrit, je dois m’exercer le plus possible. »
Après la transition de la médecine en région éloignée à un milieu rural, à Petitcodiac, elle a opéré des changements sur le plan de sa charge de travail et de ses stratégies de soins autodirigés.
« J’ai commencé à courir plus souvent et à prendre plus de temps pour moi. Ici, je peux aménager mon horaire de sorte que, deux jours par semaine, je commence plus tard pour pouvoir aller jogger. Ces moments avant le travail me permettent d’être beaucoup plus efficace comme médecin et de mieux gérer ma vie en général. »
Et maintenant?
Afin de résoudre les problèmes systémiques dans les régions rurales et éloignées, ces trois médecins estiment que la première étape consiste à ajuster la rémunération – pour eux et pour leurs équipes de ressources humaines en santé, notamment les infirmières, les préposés aux services de soutien à la personne, les préposés à l’entretien, les techniciens de laboratoire et les techniciens médicaux. Il s’agit notamment de changer les règles obsolètes relatives au travail par quart, aux primes, aux contraintes géographiques et à la reconnaissance des titres.
« De nombreux fournisseurs de soins de santé ont opté pour le travail à temps partiel ou occasionnel et des quarts de travail à temps et demi ou à temps double, explique la Dre Giles. Ils disent essentiellement qu’au salaire normal, ça ne vaut pas la peine de subir de la violence verbale et physique, de travailler la nuit ou le week-end, et d’être toujours fatigué. »
La Dre Giles, qui déploie des efforts considérables pour garder son service des urgences ouvert, gagne beaucoup moins qu’un médecin de Thunder Bay, en Ontario, ou de Winnipeg. Le problème réside notamment dans le fait que les ententes standard ne prévoient aucune rémunération additionnelle pour le temps qu’un médecin passe à effectuer des transferts, à exercer un champ de pratique plus complet que ses collègues des régions urbaines ou à faire face à une culture de méfiance façonnée par des politiques coloniales racistes. La Dre Giles continue à demander aux médecins des régions urbaines et des banlieues de venir prêter main-forte.
« J’aimerais encourager mes collègues des grands centres à aller dans de plus petits milieux, en particulier dans des établissements qui dépendent du leur pour certains services. En venant travailler ne serait-ce qu’un quart, vous pouvez nous aider à garder nos portes ouvertes. Et ce serait une bonne expérience d’apprentissage pour tout le monde. C’est comme un centre de villégiature ici, c’est magnifique! Alors, venez faire quelques gardes. Notre hôpital a un quai. Un de nos suppléants a déjà séjourné sur une habitation flottante. »
Les visites occasionnelles des médecins de plus grands centres peuvent contribuer à donner un peu de répit aux médecins des régions rurales et leur permettre d’obtenir eux-mêmes des soins adéquats. « Dans une petite communauté, un médecin pourrait être mal à l’aise de consulter une personne de sa région, explique la Dre Lespérance. Les médecins des milieux ruraux et éloignés pourraient bénéficier d’un accès à des services de santé dans une autre région. Les restrictions liées aux permis d’exercice constituent parfois des obstacles; des ententes entre les gouvernements et l’accès à des soins virtuels sont nécessaires. Quand vous vivez au Nunavut, votre médecin de famille peut très bien se trouver dans une autre province ou un autre territoire. »
Il y a plus de travail que de personnes pour l’accomplir, selon la Dre Lespérance. Les médecins ont tendance à vouloir se surpasser, et la solution, ce n’est pas de leur en rajouter. Il serait plus efficace d’accueillir plus de diplômés en médecine et d’infirmières de l’étranger, d’instaurer un permis d’exercice national pour accroître la flexibilité de la main-d’œuvre, et d’offrir des garderies 24 heures sur 24 afin de contribuer à réduire la pression sur les médecins.
« Si je le pouvais, je signerais un arrêt de travail pour cause de stress à la moitié de mes collègues, admet la Dre Giles. Mais c’est impossible. Alors, nous nous retroussons les manches et nous continuons. Mais à un moment donné, on atteint tous un point de rupture. »
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