La communauté médicale continue de composer avec de profonds bouleversements alors que les signes de répit et d’apaisement demeurent incertains. Le Sondage national sur la santé des médecins (SNSM), mené en 2021 par l’Association médicale canadienne (AMC), révèle d’ailleurs la situation lamentable en ce qui a trait à la santé et au bien-être des médecins du Canada, et offre un aperçu de ce qui s’en vient.
Les résultats permettent en effet de constater que le taux d’épuisement professionnel chez les médecins en exercice et les médecins résidents est presque deux fois plus élevé (1,7 fois) comparativement à ce qu’on trouvait dans le SNSM de 2017. Parmi les principaux facteurs alimentant cette tendance, mentionnons la fatigue (le plus important), le faible épanouissement professionnel, l’insatisfaction à l’égard de l’emploi actuel, le sentiment de détresse morale, les situations d’intimidation et de harcèlement au travail, le manque de soutien social, un contrôle inadéquat ou minime sur la charge de travail, une conciliation travail-vie personnelle insatisfaisante ainsi que le temps excessif ou un peu long consacré à la maison aux dossiers médicaux électroniques (DME).
Dans le cadre d’une série de portraits, l’AMC souhaite mieux faire connaître les constats préoccupants révélés par le SNSM de 2021 en présentant le point de vue et l’expérience vécue de Canadiennes et de Canadiens.
Cet article porte sur la Dre Laura Sang, une médecin de famille de la grande région de Montréal. À partir de son expérience de nouvelle venue dans la profession, on obtient un portrait frappant des répercussions de la crise touchant la communauté médicale, particulièrement dans les collectivités qui ont peu de ressources.
La Dre Sang raconte comment elle a effectué sa transition entre la résidence et la pratique et parle des répercussions, sur les prestataires de soins primaires et leurs patients, de l’abandon de la profession par les collègues.
Se sacrifier et prendre soin de soi dans les moments les plus difficiles
La Dre Sang, qui est née et a grandi à Montréal, a choisi d’exercer dans les Laurentides, une région proche, pour pouvoir continuer à se rendre en ville tout en répondant aux immenses besoins de la patientèle hors des grands centres. En plus d’établir son cabinet privé, elle travaille dans un centre de réadaptation et remplace une collègue en congé de maternité dans le quartier Côte-des-Neiges, à Montréal. Cette accumulation de responsabilités n’a rien d’exceptionnel pour les médecins d’aujourd’hui, qui doivent supporter le fardeau d’une demande exponentielle.
« Avant la pandémie, déjà ça n’allait pas très bien, se rappelle la Dre Sang. Que ce soit en lien avec l’accès à des soins aux services d’urgence ou l’attente pour une consultation dans un domaine de spécialité, les médecins de famille étaient constamment sous pression pour combler des lacunes systémiques. Quand je travaillais en zone rurale, c’était encore plus marqué. »
Elle prend pour exemple son stage de résidence dans une région rurale éloignée, où l’on a constaté la forte prévalence de certaines maladies auto-immunes dans la communauté. « Les médecins ont alors pris l’initiative d’apprendre à faire des traitements de première, deuxième et troisième intention pour aider les gens qui attendaient de consulter en rhumatologie. Parce que les médecins ont comblé ce manque, la patientèle a pu commencer un traitement en attendant la consultation dans le domaine de spécialité de leur maladie. »
C’est le genre de mesure temporaire qui mettait déjà les médecins de famille à rude épreuve. Avec l’émergence de la pandémie de COVID-19, en mars 2020, on a vite compris qu’un système de santé sous pression, plutôt que de plier, aurait tôt fait de se briser.
Dans un système qui se détériore, les médecins se retrouvent souvent dans une position intenable où ils doivent choisir entre aider les gens et suivre les procédures de soins standard. « Par exemple, avant la COVID, une douleur thoracique n’était jamais prise en charge par consultation téléphonique. Mais quand vous êtes devant une personne âgée, fragile et gravement immunovulnérable, vous devez y penser avant de l’envoyer attendre au service des urgences pendant des heures, considérant le risque pour cette personne âgée d’y contracter la COVID. Et tout cela s’ajoute à une procédure administrative déjà lourde, qui exige une justification médicolégale lorsque vous ne traitez pas un problème de santé “selon les règles”. »
Il ne faut pas oublier non plus l’effet traumatisant des confinements et des quarantaines ainsi que les attentes envers les médecins, qui en font des surhumains. « Pour moi, c’est la première vague qui a été la plus difficile, car nous étions dans le noir total, confie la Dre Sang. En raison du confinement complet et de l’isolement social, la lutte contre le coronavirus revêtait un aspect très morose. »
« Nous ne savions pas si nous en sortirions vivants », évoque-t-elle sans détour.
« J’avais une immense envie qu’on me fasse un câlin. À un certain moment, je n’avais pas vu d’amis ou de membres de ma famille depuis plus de trois mois. Mon seul contact physique, ç’a été lorsqu’on m’a posé une perfusion quand j’ai contracté la COVID-19, se remémore-t-elle. Alors que j’étais alitée au service des urgences, je me souviens m’être fait cette réflexion : “OK, on ne sait pas ce que c’est ni ce que ça me fait. Soit mon état s’améliorera et je monterai dans une chambre, soit on devra m’intuber dans environ quatre heures et je serai transférée à l’unité des soins intensifs.” »
En s’occupant de leurs patients au détriment de leur bien-être, beaucoup de médecins – en particulier celles et ceux confrontés à la violence, comme du harcèlement ou une agression physique – se sont rendus au bord du gouffre.
« Au début, nous devions rationner les masques et faisions figure de héros; ensuite, des adeptes des mouvements anti-vaccination et des négationnistes de tout acabit se sont retrouvés aux unités de soins intensifs en refusant les traitements, rappelle-t-elle. Le fait d’avoir à retourner soigner des personnes atteintes de la COVID, dans cette même pièce où j’avais pensé mourir, a créé un choc vraiment brutal. Je n’ai même pas les mots pour vous en décrire les conséquences sur ma santé mentale. J’ai d’ailleurs dû prendre un congé durant ma résidence. »
Cet effondrement personnel a forcé la Dre Sang à prendre une pause. Restant à l’écart pour se remettre de la COVID-19 et surmonter son traumatisme et l’épuisement professionnel, elle a repris la pratique en se fixant des limites plus strictes. Mais malheureusement, d’autres médecins n’ont pas été capables de se relever après un épisode d’épuisement important. Beaucoup ont quitté la profession, tandis que d’autres comptent réduire leurs heures de travail clinique, prenant acte du fait qu’ils ne sont pas omnipotents.
L’idée de prendre soin de soi peut sembler inaccessible, voire ridicule, dans un contexte où les médecins sont perpétuellement en mode gestion de crise. « Prendre soin de moi est devenu nécessaire pour préserver ma propre personne, explique la Dre Sang. Ce n’était pas une question de bien-être, mais bien de survie. C’est un peu comme en zone de guerre : on ne pense pas à “s’occuper de soi” alors que les bombes explosent à gauche et à droite. Se faire dire de prendre de grandes respirations et de s’ouvrir à la gratitude est tout simplement insultant. »
« Ce n’est pas terminé pour nous. »
Dans la foulée des vagues successives qui ont submergé le système de santé ces trois dernières années, une question émerge : qu’est-ce que ça veut dire être médecin aujourd’hui? Selon le SNSM de 2021, 79 % des médecins estiment que leur épanouissement professionnel est faible. Ajoutons à cela un épuisement professionnel bien réel, et personne ne sera surpris d’apprendre que plus de la moitié des médecins en exercice et des médecins résidents affirment vouloir modifier ou réduire leurs heures de travail clinique au cours des 24 prochains mois.
De son côté, la Dre Sang exprime un besoin de se retrouver dans tout cela et d’assimiler le traumatisme qu’elle a vécu durant la pandémie.
« Je ne pense pas avoir complètement fait la paix avec ça, car ce n’est pas fini, pose-t-elle d’emblée. Si la situation est revenue à un semblant de “normalité” dans la société en général, ce n’est certainement pas terminé pour nous. » Alors que s’accumulent les retards dans les interventions et que s’aggrave la congestion du système de santé, la Dre Sang remarque que sa patientèle est aujourd’hui plus malade qu’elle ne l’était avant mars 2020.
Elle dit avoir eu un choc en voyant des collègues qui comptaient pourtant 30 ou 40 ans de pratique souffrir d’épuisement professionnel ou devoir carrément quitter la profession. La chose avait de quoi inquiéter sérieusement cette jeune diplômée.
« En tant que nouvelle médecin, je ressens une certaine colère en constatant qu’on est face aux mêmes problèmes que ceux dont parlaient mes parents quand j’étais jeune, comme le temps d’attente et le manque de soins centralisés. Je vois des gens qui sont beaucoup plus malades, tant mentalement que physiquement, en raison des retards dans la prestation des soins et de l’augmentation des comorbidités. Il est extrêmement difficile de faire du rattrapage et de gérer des cas toujours plus complexes, surtout considérant le soutien quasi inexistant à ce chapitre. »
Avec à la clé des conséquences multiples, notamment une pénurie généralisée de médecins et de ressources humaines de la santé, des fermetures de services des urgences et, au bout du compte, une incapacité à prodiguer des soins.
« La situation est désastreuse et les gens sont désespérés, affirme-t-elle sans ambages. Pourtant, au sein du système et du gouvernement, on savait que tous ces gens nécessiteraient plus de soins à partir d’un certain moment, que la génération des baby-boomers aurait besoin de plus d’aide à mesure qu’elle prend de l’âge. Mais personne n’a rien fait pour nous y préparer, donc nous n’avons rien à offrir. »
La Dre Sang a choisi de bâtir sa carrière dans cette région du Québec parce qu’elle pouvait ainsi répondre aux besoins pressants de la patientèle tout en préservant son bien-être à proximité de la nature et des sentiers de randonnée. Les médecins doivent maintenant concevoir leur carrière de façon à protéger farouchement leur bien-être, ce qui est un signe révélateur d’un système qui engendre de la souffrance.
« Avec tous ces départs à la retraite, les patients sans médecin de famille se comptent par milliers, déplore-t-elle. Ici, il y avait au moins 20 postes de médecins de famille vacants, alors que dans d’autres régions, ce n’était qu’un ou deux. J’y ai vu l’occasion par excellence pour aider le plus grand nombre de personnes. Et je peux aussi garder un rythme de vie plus lent, en étant entourée par la nature. C’est une sorte de juste milieu qui me permet d’assurer mon bien-être. »
N’empêche, lorsqu’en randonnée elle porte un vêtement qui révèle son appartenance au domaine médical, inévitablement on l’arrête pour lui demander si elle prend de nouveaux patients. Passer incognito sur les sentiers est aussi essentiel pour maintenir ses limites et aspirer à une vie normale.
Restaurer la confiance des patients dans un système brisé
Considérant le grand nombre de médecins au pays qui souhaitent réduire leurs heures de travail clinique au cours des 24 prochains mois, les effectifs, déjà surchargés, subiront un stress supplémentaire qui risque de déstabiliser encore plus le système de santé.
« Tous mes collègues, sans exception, ont à un certain moment pensé à démissionner ou à réduire leurs heures de travail clinique, parce que travailler dans ce système est frustrant et épuisant, autant physiquement qu’émotionnellement et mentalement. On a parfois l’impression de vivre avec un enfant qui pique des crises 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. Nous devons nous plier à tellement d’exigences que parler de fardeau ou de manque d’efficacité est un euphémisme. »
Dans la foulée des réductions d’heures et des départs pour cause d’épuisement professionnel, celles et ceux qui restent doivent gérer le surplus de patients, et les mesures provisoires sont de mise. « Sans médecin de famille, la patientèle se fie aux cliniques sans rendez-vous, ou alors elle se retrouve au service des urgences pour des problèmes qui ne sont pas urgents et qui ne requièrent pas les ressources – déjà limitées – d’un hôpital », constate-t-elle.
En plus d’avoir de la difficulté à obtenir des soins, les gens perdent confiance dans le système. « J’ai vu des patients pleurer parce que leur médecin de famille prenait sa retraite et que cette personne avait été d’un grand soutien tout au long de leur vie. La situation est particulièrement ardue pour les membres des groupes marginalisés, comme les Autochtones et la communauté LGBTQ+, qui ont beaucoup plus de mal à obtenir des soins adéquats. Un médecin de famille de confiance peut vraiment changer les choses. »
Considérant que les médecins de famille travaillent sans relâche à courir après des résultats d’analyse, à refaire des demandes de consultation et à jongler avec des tâches administratives comme la gestion des DME et la facturation, les commentaires sur leur éthique de travail sont particulièrement choquants. Ce ne sont là que quelques-uns des principaux facteurs d’épuisement professionnel mis au jour par les analyses de régression qui ont été réalisées à partir des résultats du SNSM de 2021, dont les constats peuvent servir de signaux d’alarme pour les directions et administrations d’établissements médicaux et les inciter à se pencher sur le bien-être des médecins et l’état du système de santé.
« Je pense qu’il y a beaucoup de colère et de ressentiment envers le gouvernement quand on envoie des messages du type “les médecins ne travaillent pas assez fort” ou “ils doivent prendre plus de patients”. C’est scandaleux. Ça montre très clairement que ces gens ne savent même pas à quoi ressemble notre vie pendant que nous essayons de sauver les meubles en première ligne. »
Le SNSM braque les projecteurs sur la dure réalité de l’exercice de la médecine dans le contexte actuel et sur ce qui attend les médecins résidents et les médecins en exercice dans les années à venir. Les conséquences à long terme des trois dernières années pour la communauté médicale ne sont pas encore suffisamment prises en compte, et ce, malgré les vagues successives et les pénuries permanentes.
« Ce qui devait se produire dans dix ans est arrivé plus vite en raison de la pandémie, soutient la Dre Sang. J’ai l’image d’une plomberie défectueuse : le système de santé est comme un robinet au débit constant, mais dont le tuyau d’évacuation est étroit. La COVID a non seulement ouvert le robinet à fond en intensifiant les besoins de soins de santé, mais a aussi bouché l’évacuation et empêché l’eau de s’écouler. »
Elle espère que le gouvernement et les parties prenantes du domaine de la santé seront capables d’envisager globalement la santé de la population et d’aider les prestataires de soins de santé à sortir du mode gestion de crise. « Si la population en général a accès à certaines choses – ressources financières, assurance dentaire, soutien en santé mentale, sécurité alimentaire –, elle sera moins susceptible de solliciter les ressources de soins de santé de manière aussi urgente. Mais nous devons aussi prendre soin des prestataires de soins de santé et offrir une rémunération adéquate et des horaires raisonnables aux médecins, au personnel infirmier et autres professionnels. Sinon, nous continuerons à nous rendre à la limite de l’épuisement. »
Apprenez-en davantage sur le mandat de l’AMC, qui travaille à mener des changements ambitieux afin d’éviter l’effondrement du système et à favoriser une transformation à long terme dans le secteur des soins de santé.
Sujets
Données sur la santé et le bien-être des Médecins COVID-19 – Ressources en matière de bien-être Épuisement professionnel Leadership et développement professionnel Évaluation et résultats Bien-être organisationnel Soins personnels Stress
Vous vivez de la détresse? Obtenez de l’aide dès maintenant.