Le Sondage national sur la santé des médecins (SNSM) mené en 2021 par l’Association médicale canadienne (AMC) révèle des défis liés au bien-être des médecins, notamment une forte prévalence d’épuisement professionnel, d’anxiété, de symptômes dépressifs et de sentiments de détresse morale. Les longues heures de travail, la pression élevée et la charge émotionnelle liée à la prise en charge des patients ont exacerbé les préoccupations entourant l’épuisement professionnel, la santé mentale, la satisfaction professionnelle et le stress financier des médecins.
Les résultats du sondage et des entrevues avec les médecins mettent en évidence le lien entre le fardeau administratif et l’épuisement professionnel. Bien que la patientèle et le public n’en soient généralement pas conscients, le fardeau administratif qui pèse sur les médecins canadiens peut leur prendre du temps et de l’énergie au-delà des attentes raisonnables à l’égard de toute profession, provoquant ainsi une grande frustration. Dans cet article, nous vous présentons la Dre Kathleen Ross, présidente désignée de l’AMC, et le Dr Scott Elliott, président du comité des formulaires de l’Association médicale de l’Ontario (OMA). Tous deux sont des médecins de premier recours qui ont à cœur de s’attaquer au fardeau administratif inhérent à notre système de santé morcelé.
La détresse morale sous-tend l’épuisement professionnel des médecins
Les articles précédents traitant des résultats du SNSM de 2021 ont mis en lumière les points de vue des médecins et de la patientèle qui s’efforce de s’orienter dans un système de soins de santé à bout de souffle. Le taux d’épuisement professionnel est exceptionnellement élevé chez les médecins : il est 1,7 fois plus élevé que dans les années précédant la pandémie de COVID-19. Cependant, l’épuisement professionnel n’est pas le seul indicateur préoccupant de la profonde mutation de la profession médicale.
Soixante-dix-neuf pour cent des médecins ont un score faible à l’indice d’épanouissement professionnel (c’est-à-dire un sentiment de bonheur, de satisfaction et d’importance au travail). Par conséquent, il n’est pas surprenant que près de la moitié des médecins aient également exprimé leur intention de réduire leurs heures de travail clinique au cours des deux prochaines années. Les médecins les plus susceptibles de le faire sont ceux qui souffrent d’épuisement professionnel et d’un manque d’épanouissement professionnel.
En outre, un peu plus de la moitié des personnes répondantes ont déclaré ressentir une détresse morale au travail (20 % des médecins disent qu’ils se sentent souvent en détresse morale et 33 %, qu’ils se sentent parfois en détresse morale). Lorsqu’on leur a demandé d’évaluer leur santé mentale par rapport à la période prépandémique, six personnes répondantes sur dix ont indiqué que leur santé mentale s’était détériorée.
La Dre Kathleen Ross s’est lancée dans la médecine familiale il y a près de 30 ans et a constaté une augmentation considérable de la pression exercée sur les médecins aujourd’hui. « J’ai bâti ma pratique autour du plaisir de nouer des relations avec ma patientèle, parce que cela me remplit de joie, dit-elle à propos de ses sources d’inspiration et de motivation. Cependant, étant donné les changements radicaux survenus au fil des ans dans ma capacité à accéder aux soins pour ma patientèle, j’ai observé une aggravation des sentiments de détresse morale dans le cadre de mon travail. Lorsque la patientèle n’a pas accès aux soins dont elle a besoin en temps voulu, c’est une source de stress pour ces personnes et leur famille, ainsi que pour nous en tant que médecins. »
Le manque d’efficacité ou d’accessibilité des soins peut rapidement détériorer les relations que les médecins ont passé des années à entretenir avec leurs patients et leurs patientes.
En tant que médecin présidente de la Pathways Patient Referral Association (Association pour l’aiguillage de la patientèle), la Dre Ross a contribué à la création d’une ressource en ligne d’information sur les services spécialisés, communautaires et paramédicaux. La Colombie-Britannique et le Yukon utilisent Pathways pour rationaliser et simplifier le processus de demande de consultation des patients grâce à des capacités de recherche et de présentation de demandes précises et en temps réel.
La Dre Ross estime que la réduction des inefficacités causées par un manque de connaissance des ressources ou des processus de demande de consultation, ainsi que par les rejets et les retards des demandes de consultation, améliore les relations avec la patientèle et l’expérience de la prise en charge. En outre, elle estime que les points de contact en personne peuvent aider à rétablir les liens qui ont pu être mis à mal par le recours aux soins virtuels à l’ère pandémique.
« Lorsque vous regardez quelqu’un dans les yeux, vous pouvez savoir s’il a moins peur ou s’il est plus optimiste qu’à sa première consultation, dit-elle. On ne peut pas voir cela au téléphone, c’est tout simplement impossible. Et je pense que ce changement a un peu modifié le sentiment de satisfaction personnelle ou d’épanouissement que les médecins pouvaient ressentir dans leur travail quotidien. »
La nécessité de s’adapter aux changements radicaux provoqués par la pandémie a poussé les médecins et leur patientèle à s’engager sur un terrain difficile. Qu’il s’agisse de séparer les femmes enceintes de leur partenaire lors des soins prénataux de routine, de faire appel à des services de traduction au téléphone ou d’annoncer de mauvaises nouvelles par voie virtuelle, la Dre Ross a été très perturbée par la dissolution des liens humains.
« Cela a changé la dynamique pendant un certain temps et nous a amenés à travailler davantage dans une culture de la peur que dans une culture de soins, explique-t-elle. Cette incapacité à tenir une main ou à tendre un mouchoir pour sécher des larmes a également une incidence sur nous, en tant que médecins. »
Conformément à de nombreux sentiments exprimés dans le SNSM, la Dre Ross a modifié sa pratique durant la pandémie et a depuis confié sa patientèle communautaire à un nouveau médecin.
« Beaucoup de mes collègues ont décidé qu’ils avaient fait assez de sacrifices au nom de la médecine et ont choisi de réduire leurs heures de travail ou de limiter leur pratique d’une manière ou d’une autre », observe-t-elle. Aujourd’hui, la Dre Ross se concentre sur les soins primaires et les soins de maternité.
Bien que la plupart des cliniciens qu’elle connaît n’aient pas pris leur retraite, nombre d’entre eux ont modifié leurs horaires et leur disponibilité afin de mettre en place de nouvelles limites. Plutôt que d’accepter des heures supplémentaires ou de rester plus tard au travail, ils ont choisi de se protéger et de privilégier leur bien-être au lieu de continuer à s’exposer au risque d’épuisement professionnel.
« Au début de la pandémie, la reconnaissance des voisins qui tapaient sur leurs casseroles pour remercier les travailleurs et travailleuses de première ligne était peut-être une bonne chose, mais elle plaçait aussi les médecins sur un piédestal assez élevé, explique-t-elle. Personnellement, je me sentais responsable de veiller à ce que tous mes voisins se portent bien et aient accès à ce dont ils avaient besoin. Mais à mesure que la pandémie prenait de l’ampleur et que nos ressources humaines de la santé diminuaient, les prestataires de soins de santé sont tombés de leur piédestal. »
L’obligation de fournir des soins au sein d’un système de santé morcelé n’est pas un problème nouveau. En revanche, la pandémie a aggravé les difficultés d’accès aux soins et les inefficacités croissantes en soumettant les prestataires de soins de santé à des pressions encore plus fortes.
Le mur du fardeau administratif
Le fardeau administratif qui pèse sur les médecins s’est considérablement alourdi au cours des dernières décennies. Le nombre de formulaires à remplir pour les demandes de consultation pour la patientèle, qu’il s’agisse d’un test diagnostique ou d’un rendez-vous avec un médecin en particulier, entraîne des retards qui pourraient être évités dans l’organisation des soins.
« En outre, nous sommes en train de rattraper les retards concernant le dépistage des maladies chroniques ou la gestion des maladies graves pour lesquelles les gens n’osaient pas demander de soins durant la pandémie, explique la Dre Ross. Nous essayons aussi de rattraper le retard pris dans la vaccination systématique des enfants et qui entraîne la réapparition de maladies telles que la coqueluche et la rougeole. »
Le Dr Scott Elliott est un médecin de famille de l’Ontario qui prône l’excellence et l’efficacité administratives. En tant que président du comité des formulaires de l’Association médicale de l’Ontario, il dirige la planification et la mise en œuvre de systèmes et de processus visant à améliorer les soins à la patientèle. Parfois, ces systèmes et processus sont conçus de A à Z; dans d’autres cas, les systèmes et processus existants sont modifiés pour mettre davantage l’accent sur l’efficacité et l’expérience de la patientèle.
« Je pense que pour s’attaquer au fardeau administratif des médecins, il faut reconnaître qu’il existe d’autres façons de travailler à mesure que le système évolue, explique-t-il. Pour cela, il faut que les médecins apportent leur contribution. »
Le système de santé étant ancré dans des structures anciennes, le Dr Elliott pense qu’en donnant la parole à un plus grand nombre de médecins, on changera les mentalités et la culture. « Nous sommes au pied du mur, et je pense que tout le monde le voit », dit-il.
Entre l’accélération des départs à la retraite et la modification des heures de travail clinique, la conversation sur l’épuisement professionnel et le changement systémique prend une ampleur sans précédent.
« On pourrait même aller jusqu’à parler de jumelage, puisqu’il y a encore des postes à pourvoir en médecine familiale, et ce, depuis quelques années », ajoute-t-il.
« On voit les jeunes de la nouvelle génération se demander : “Pourquoi voudrais-je m’engager dans cette voie?” »
Pour les résidents et résidentes en médecine familiale, la formation dans un environnement axé sur le travail d’équipe offre des ressources précieuses qui se perdent si les personnes diplômées ne se retrouvent pas dans un tel environnement. « Elles pourraient être contraintes à la rémunération à l’acte. Ou, avec un peu de chance, elles pourraient être rémunérées par capitation. Il y a tellement de variables qui ne tiennent pas compte du parcours de ces personnes dans le système, mais elles sont ensuite laissées à elles-mêmes, explique le Dr Elliott.
« Si une personne rémunérée à l’acte gère son propre cabinet avec un seul membre du personnel de secrétariat, de soins infirmiers ou de soutien, que se passe-t-il lorsque cette personne prend des congés? Que se passe-t-il si elle tombe malade? Et si elle reçoit une meilleure offre et s’en va? »
Ce problème n’est pas propre à la médecine familiale.
« N’oubliez pas que les médecins n’ont pas été formés pour devenir des gens d’affaires, ajoute-t-il. Nous n’avons jamais été formés à la gestion de la paie. »
En développant son cabinet, le Dr Elliott s’est associé à d’autres médecins et ils ont commencé à se répartir les tâches administratives. Une personne s’occupait de la paie, une autre des ressources humaines et une autre des factures. Pendant de nombreuses années, ils ont appliqué un modèle de rémunération à l’acte, avant de passer à un modèle de rémunération par capitation.
La gestion des rapports et des dossiers médicaux électroniques (DME) est une autre tâche administrative qui incombe aux médecins. « Tout le monde met tout le monde en copie, dit le Dr Elliott. La question est donc de savoir qui gère vraiment ces dossiers. Si un spécialiste effectue un examen, qui indique qu’un suivi est nécessaire, est-ce à ce spécialiste d’effectuer le suivi? Qui est responsable de ces tâches? »
Le Dr Elliott explique que si les DME contiennent une quantité considérable d’informations, le plus grand défi consiste à gérer ces informations et la communication qui les accompagne. Il estime qu’il faut s’attaquer de front à l’ampleur des problèmes administratifs dans le système de santé.
« Le volet administratif de la médecine est très propice à la collaboration et aux échanges entre médecins afin de trouver de meilleures pratiques, indique le Dr Elliott. Il n’y a pas d’autre moyen d’abattre le mur auquel nous nous sommes heurtés. »
Mobiliser les troupes pour transformer le système de santé
Durant la pandémie, la Dre Ross a été témoin de la facilité avec laquelle on peut lever les obstacles lorsque tous les acteurs du système de santé se mobilisent autour d’un même objectif. En plus de présider Doctors of BC, elle a été présidente du personnel médical de son hôpital local et a géré l’expansion du répertoire de la Pathways Patient Referral Association, qui fournit des informations sur la façon d’accéder aux soins. « La pandémie nous a montré qu’avec suffisamment de motivation, tous les ordres de gouvernement, les services administratifs et les effectifs de première ligne peuvent s’unir et faire preuve de créativité et d’agilité pour relever les défis. »
Selon elle, les défis communs ont permis de bâtir des relations ou de les consolider. Toutefois, elle ne sait pas si cet esprit de collaboration perdurera après la pandémie.
« Je pense qu’une fois la crise résolue, les structures hiérarchiques finiront par revenir à ce qu’elles étaient, dit-elle. Nous parlons d’anciennes et de nouvelles façons de faire – l’ancienne façon est imposée par le haut. La pandémie a changé la donne en suscitant des solutions à partir de la base. »
Elle espère que les systèmes de santé pourront intégrer la gestion du changement pour préserver la créativité et l’innovation, par exemple en exploitant les compétences de tous les prestataires de soins de santé, y compris les membres de la famille et les personnes en proche aidance, qui ont dû se perfectionner ou assumer de nouvelles fonctions à une époque où les besoins n’ont jamais été aussi grands.
« Cette crise serait un gâchis si nous ne continuons pas à élargir ces fonctions et à travailler en collaboration », indique la Dre Ross.
Il s’agit d’un clin d’œil à l’approche des soins en équipe. La Dre Ross estime qu’il s’agit de la voie de l’avenir pour les soins de santé au Canada, notamment en raison des effets positifs qu’elle aura sur le bien-être de tous les prestataires de soins de santé.
« Une équipe peut se répartir les soins à apporter à un patient ou à une patiente pour prendre en charge un plus grand nombre de besoins, dit-elle : le personnel infirmier peut lui administrer un vaccin, une travailleuse ou un travailleur social peut l’aider à s’orienter dans le système, une ou un psychologue peut lui offrir des services de counseling. » Pour la Dre Ross, les soins en équipe ne consistent pas à renvoyer la patientèle vers d’autres prestataires de soins de santé; il s’agit de travailler ensemble et de se répartir les responsabilités afin de répondre à tous les besoins des patients et patientes en matière de soins de santé.
Le Dr Elliott évoque également les attentes irréalistes envers les médecins, qui doivent remplir tous les rôles, et explique les conséquences néfastes qui en découlent.
« Nous n’attendons pas des premiers intervenants qu’ils exercent leurs fonctions sans disposer d’équipements et de supports de sécurité appropriés. Cela les mettrait en danger, ainsi que les personnes qu’ils prennent en charge. Pourquoi n’offrons-nous pas le même système de soutien aux médecins et à leur patientèle? Le dialogue a commencé, mais nous devons impérativement trouver des solutions durables. »
Les Drs Ross et Elliott voient un point de bascule où des améliorations et des changements systémiques sont nécessaires. De nouvelles façons de faire et d’être revigoreront le système de santé et les personnes qui en portent le poids devenu excessif. L’allègement du fardeau administratif n’est qu’une partie de l’équation qui permettra d’améliorer la santé et le bien-être des médecins.
Téléchargez les rapports complets du Sondage national sur la santé des médecins de 2021.
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